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LES MYSTIQUES

DANS LA LITTÉRATURE PRÉSENTE

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays y compris la Suède et la Norvège.

VICTOR CHARBONNEL

Les

Mystiques

dans la

Littérature présente

{Première série)

Les Précurseurs

A la Recherche du Mysticisme

A travers les Chapelles mystiques

Croyants ou Crédules. Mysticisme épars

Le jeune Idéalisme

PARIS

EDITION DV MERCVRE DE FRANCE

XV, RVE DE l'ÉCHAVDÉ-SAINT-GERMAIN, XV M DCCC XCVII

Univers/fJJ-

BIBLIOTHECA

^taviansia

tt11

INTRODUCTION

11 n'y a plus de religion, comme chacun sait. Or, quand il n'y a plus de religion, le mysticisme court les rues. Hier encore on parlait d'un mysticisme dans la littérature. Je ne sais si on en parle aujourd'hui. C'est, en tout cas, une histoire à conter.

Voici quelque dix ans, tout poète eût été un par- nassien ; tout romancier, un naturaliste; tout penseur, un positiviste. Il fallut peu à peu que poète, romancier et penseur, fussent des mystiques. Et le maître, Sarcey, finit par jeter le cri d'alarme. « Je ne sais quel vent de mysticisme souffle sur la France ! » s'écria-t-il certain soir l'avaient trop effaré les dévots fanatiques d'Ibsen.

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En effet, comme un vent de Pentecôte passa, il fut un temps, sur les jeunes cénacles. De ces cénacles, des apôtres partirent, qui avaient le don des langues les plus diverses. Ils prétendirent annoncer au monde l'Evangile, qu'ils venaient de découvrir. Ils eurent le zèle enflammé des néophytes. Ils parlèrent aux foules, ils parlèrent aux aréopages, aux académies. A tous ils s'adressèrent par cette appellation expressive : « Hor- rible bourgeois ! » « Bourgeois » était un euphé- misme. — Cela étonna les foules, troubla les aréopages, et inspira quelque épouvante des apôtres mystiques.

Eux n'eurent que du dédain. Ils voulurent qu'on ne put pas les confondre avec une humanité odieuse qui ne savait pas les comprendre, les admirer. Ils s'effor- cèrent à des pâleurs neurasthéniques. Si parfois, aux fins de jour, ils daignèrent traverser les places publi- ques, ce fut en laissant flotter au vent quelque cheve- lure sombre et rebelle. Ils parurent sur la terrasse des brasseries, graves, hiératiques. Ou bien, ils s'enfon- cèrent dans la crypte des caveaux. Là, parmi une fumée d'encens qui n'était qu'une fumée de pipes, ils levèrent haut les chopes, burent au génie d'une humanité nou- velle, et célébrèrent les mystères de l'esthétique.

Or. toute religion, et plus encore toute secte, se fonde par l'irrésistible attrait de l'inconnu. Ce furent

7 les catacombes de leglise mystique, les sous-sols coulaient les libations de bière. Le monde des profanes, ayant entendu dire qu'une révélation vraiment surna- turelle de l'art, de la beauté, de l'amour, de la mystique piété, était faite à des initiés dans le secret de ces cata- combes, s'en émut. Il tenta d'en franchir le seuil. Des paroles magiques, hérissées d'imprécations, incompré- hensibles, arrêtèrent les profanes. Il parut alors que ceux-là étaient forts, qui repoussaient si méprisamment la foule, et que leur langage devait être divin, puisque les hommes ne le comprenaient pas. Le génie, l'art, la gloire, sortiraient des catacombes de brasserie. Toute la littérature serait mystique.

Voilà pourquoi des prophètes coururent le pays des lettres, disant : « Le mysticisme n'est point un si grand secret. Il s'obtient par des procédés que nous aurons vite trouvés. Puisque nous fîmes, quand cela avait cours de vente, du naturalisme, nous ferons tout aussi bien, si la mode le veut, du mysticisme. »

Et ils en firent. Ils en firent partout : dans les revues, dans les jeunes et dans les vieilles revues ; dans le livre et dans le journal ; dans la poésie, dans le roman, dans la critique, dans la chanson ; au théâtre, au concert, au café-concert, dans les revues de fin d'année, dans d^s tragi-comédies spéciales, dans tous les genres. Enfin, du

jour Anatole France, ce bon chrétien à la manière de l'abbé Coignard, alla se faire conter par le révérend père Adoné Doni, à la margelle du puits de Sainte- Claire, des histoires doucement édifiantes, on en fut réduit aux Demi-Vierges pour être bien sûr d'une lec- ture dont les langueurs ne fussent pas mystiques.

Ils furent la plaisante mode d'un jour, ces hiéro- phantes à la chevelure hérissée ou aux bandeaux lissés et plaqués comme de sacerdotales bandelettes, et aussi ces trafiquants de littérature, ces « snobs » qui proclamè- rent par les rues la rénovation mystique des lettres et des arts. Ils furent risibles. Cela, reconnaissons-le.

Il n'en reste pas moins qu'au travers de la confu- sion bruyante que firent des cabotins et des bateleurs pour achalander leurs tréteaux, de vagues indices mar- quèrent comme un réveil des inquiétudes religieuses. Oui, il y eut hier, autour de nous, une renaissance du mysticisme, et, bien qu'il s'agisse d'aspirations obs- cures, indécises, souvent perdues dans les confins vagues du dilettantisme et de la fantaisie, on peut dire qu'il y eut une renaissance de l'Idée religieuse. C'est l'heure peut-être, avant que le souvenir même s'en efface, d'étudier ur.j des plus étranges crises de l'àme contemporaine.

PREMIERE PARTIE

LES PRÉCURSEURS

I

En 1886, parut le Roman russe, de M. le vicomte de Vogiié.

Le livre était fait d'une réunion d'articles que les abonnés avaient pu lire dans la Revue des Deux-Mondes, au cours des deux années précédentes, et dur. Avant- propos dont la nouveauté sembla si vaillante, et fit si grande sensation, qu'on le compara bien, je crois, à la Préface de 'Cromwell. Les articles devaient révéler à la France la littérature russe, Dostoïevski et Tolstoï, sinon Tourguénew. L' Avant-propos déclarait en des métaphores embarrassées de respect, comme on en a déclaré d'autres depuis, mais plus nettement, la « fail- lite » ou la « banqueroute •> du naturalisme.

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De cette date de l'apparition du Roman russe, on fait volontiers une date mémorable, fatidique, qui marque- rait le commencement de l'ère néo-chrétienne, de l'ère néo-mystique, et volontiers on fait de M. de Vogué le Chateaubriand d'une nouvelle renaissance religieuse. Le Génie du Christianisme, ce chef-d'œuvre d'occa- sion, — n'est point un tel livre que nous devions contester les raisons d'un rapprochement qui n'est que juste pour le Roman russe, et qui peut faire tant de plaisir à M. de Vogué. Il y a bien, si l'on veut, dans le Génie du Christianisme, un peu plus de dialectique et quelque plus grand effort de pensée que dans le Roman russe. La Trinité y est prouvée par hs trois Grâces, et la croix du Christ y est proclamée divine par le résultat d'une comparaison avec la constellation de la croix du Sud. Mais au travers du Roman russe, les affirmations, exclamations et morceaux de bravoure abondent sur l'« invisible », sur l'« inconnu », sur le « mystère uni- versel », sur « ce lointain sans bornes qui appelle à lui », sur la « pitié, l'évangélique pitié des humbles, des déshérités et des souffrants », sur « ces bas- fonds de la grande plainte résignée et fraternelle », enfin sur le « pleur universel ». Si les âmes ne sont point encore, comme il semblera à M. de Vogué plus tard, des cigognes qui errent autour des clo-

chers , « elles tournoient , cherchant un guide, comme les hirondelles rasent le marais sous l'orage, éperdues dans le froid, les ténèbres et le bruit ». Es- sayez de leur dire, à ces âmes, qu'il est « une retraite l'on ramasse et réchauffe les oiseaux blessés ; vous les verrez s'assembler toutes, monter, partir à grand vol, par delà vos déserts arides, vers l'écrivain qui les aura appelées d'un cri de son cœur ». Et, sans doute, tout cela n'est pas une démonstration religieuse à la manière de Pascal ou de Bossuet. Mais puisque la géné- ration des romantiques s'était laissé persuader par les sonorités creuses de Chateaubriand que « les divinités du paganisme, comme il dit, ont poétiquement la supé- riorité sur les divinités chrétiennes », et qu'il fallait revenir à ces dernières pour écrire Notre-Dame de Paris; tout de même, la génération des mystiques se plut un instant à proclamer pour maître M. de Vogué, qui, à grand fracas de rhétorique et de poétique, venait de lui annoncer qu'elle avait une âme, qu'il fallait re- venir à l'Evangile, et croire, croire sans savoir à quoi, et être « néo-chrétien », pour faire de la litté- rature.

Car, en ce qui est de l'incontestable influence du livre et de l'écrivain sur les esprits de notre temps, il y a plus d'une confusion à démêler, dont la critique mou-

14 tonnièreet la légende caqueteuse des salons feraient une tradition définitive.

Le Roman russe fut un livre de critique, tout simple- ment. C'est vrai, nous lui dûmes de voir se répandre dans le monde on lit, on lit sans trop penser, les puissantes œuvres de Dostoïewski et de Tolstoï.Je sais bien que Tourguénew répétait sans cesse, depuis longtemps : « Ah ! si vous connaissiez le lion Tolstoï ».Et La Guerre et la Paix avait été traduit en français, si je ne me trompe, dès 1880. Quelques jeunes hommes de lettres, que n'opprimait pas la pom- peuse et tyrannique gloire de Zola, avaient même tenté, par divers travaux, de révéler Tolstoï. Mais tout cela ne dépassait pas le cercle étroit de la littérature et n'allait pas dans le monde. Tout changea, quand M. de Vogué, gentilhomme de lettres, fit son entrée à la Revue des Deux-Mondes, avec l'extraordinaire succès dont on se souvient, et pour la reconnaissance duquel il parut, du premier coup, que ce ne serait point assez de l'Aca- démie elle-même. Dès lors, les « russes » existèrent. Ce monde que nous savons bien, monde fort distin- gué qui erre entre la vieillerie routinière et le le « sno- bisme», et qui ne croit au talent, surtoutaugénie, que sur la foi de la Revue ou de l'Académie, parla fort, en ses salons, des études de M. de Vogué, un peu même des

- 15 œuvres de Tolstoï, et s'efforça, sans toujours y parvenir, de lire Anna Karénine. Au gré de ce monde, Tolstoï n'était pas loin d'avoir du génie, puisque M. le vicomte de Vogué l'avait dit, en si belles et redondantes péri- phrases.

Mais, bien à distance du bruit que firent des succès de revue et de salons, les études du Roman russe ne semblent avoir ni la force d'analyse, ni la profonde et pénétrante intuition de l'àme et du génie, ni la rigou- reuse précision, ni même la sûreté d'informations et de jugements, qui en eussent fait des travaux de grande critique.

Ce sont d'agréables articles. L'auteur avait dit : « On ne m»t pas le public en appétit en lui donnant du premier coup une indigestion. Il veut être apprivoisé peu à peu aux connaissances nouvelles, pris au piège de son plaisir. » Et, d'abord, il y a quelque agrément à rencontrer de ce style qui, vraiment, ne doit pas être de la meilleure tradition académique. Puis, on lit, racontée comme dans les classiques analyses biblio- graphiques, l'« histoire » des divers romans, avec quel- ques digressions solennelles et molles sur les pays slaves, « pays d'àmes vagues ». Enfin, pour charmer la rêverie des lectrices, les couplets lyriques reviennent souvent sur « la foi, l'amour, l'éternelle inquiétude de

- i6- 1 ame ». Quelle foi ? quel amour ? et quelle éternelle inquiétude de 1 ame? En vérité, je comprends ceux qui, pour le seul agrément, préfèrent Anatole France et sa Vie littéraire.

Ce sont des articles éloquents. Il passe, au travers de toutes les pages, un souffle de générosité oratoire. Et. parfois, c'est un déroulement majestueux d'oripeaux romantiques. Ainsi, tels morceaux d'éloquence parce que ce sont des morceaux d'éloquence sacrée. Cela rappelle un peu trop l'éloquence de l'illustre M. de Pontmartin : car il faut aller jusque parmi les morts pour trouver à M. de Vogué son pareil.

Et aussi ce sont des articles patriotiques. L'auteur nous en prévient dès la première page de Y Avant- propos. « On ne trouvera point dans ce volume, dit-il, l'histoire d'une littérature... Mon ambition est autre. Pour des raisons littéraires, pour des motifs d'un autre ordre que je tairai, parce que chacun les devine, je crois qu'il faut travailler à rapprocher les deux pays par la pénétration mutuelle des choses de l'esprit. Entre deux peuples, comme entre deux hommes, il ne peut y avoir amitié étroite et solidarité, qu'alors que leurs intelligences ont pris le contact. » Le Roman russe n'aurait donc été, dans les intentions de l'écrivain, en des jours l'on parlait davantage

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de guerres et d'alliances, qu'une œuvre de propagande en faveur de l'alliance franco-russe, quelque chose comme un « Cronstadt » littéraire. Au fait, pourquoi Déroulède, l'ineffable auteur de Mcssire Duguesclin, ne ferait-il pas de la critique ?

Mais, vraiment, l'essayiste si préoccupé de plaire à des dilettantes de revue ou d'académie, l'annoncia- teur si préoccupé de proclamer oratoirement dans les salons la découverte des « russes », le patriote si préoc- cupé de rapprocher deux pays, était-il dans de telles conditions d'esprit et de volonté qu'il pût voir clair et profond dans l'œuvre des Dostoïewski, des Tolstoï, et, à travers cette œuvre, pénétrer le génie, l'inspiration, l'âme de ces maîtres, comme aussi le génie, les aspira- tions, l'àme d'une société, d'un peuple, d'une race? Embarrassé de mille soucis et mille fins diverses, le cri- tique ne pouvait étudier l'œuvre pour l'œuvre, dans un plein désintéressement. Et c'est pourquoi, faisant un livre de lyrisme ou de propagande, il n'a pas la ferme et nette sérénité qui convient aux études littéraires. M. de Vogué est orateur. Mais il n'a rien de la large et puissante pénétration de Taine, et rien de sa logique sobre, vigoureuse, judiciaire. Il n'a rien de la finesse, de l'acuité d'analyse de Bourget. 11 n'a rien de la rigoureuse et tenace méthode d'Emile Hennequin. Il

18 annonce les « russes », les fait aimer de confiance, et ne les fait pas connaître.

Et donc, le Roman russe fut-il le livre initiateur que l'on pourrait prétendre? Eut-il l'importance et la valeur d'un livre de révolution? C'était, hier encore, une opi- nion irréformable : le Roman russe aurait initié l'àme française à la religion de la souffrance humaine, et à un évangélisme mystique ; il aurait provoqué une rénova- tion de la philosophie, de la pensée religieuse, et même de ce qui demeure le plus intangible dans le mystère des esprits et le mystère des consciences, la foi ; pour tout dire, il aurait établi parmi nous cet état dame bizarre d'une foi sans objet, qu'on a appelé le « néochristianisme ».

Que de choses pour un livre, et pour un livre de cri- tique î Jamais une œuvre de critique, pas même l'His- toire de la Littérature anglaise, n'eut si puissante prise sur les intelligences et sur les cœurs. Quelques bons articles de la Revue des Deux-Mondes, qui, pour avoir été réunis en volume, auraient changé] l'humanité ! On se résigne mal à cette conviction. Il est vrai que le livre de critique est, cette fois, d'ordre assez com- posite. Les aspirations mystiques, les idées sociales de Dostoïewski et de Tolstoï y répandent un mouve- ment de vie et une ardeur généreuse. Mais il

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s'y mêle les inquiétudes précieuses, les considé- rations vaguement philosophiques de M. de Vogué lui-même. Il y a de tout, et tout est épars, sans ja- mais une construction systématique qui ramène le détail à une unité précise et forte. Et l'on ne saurait dire quelle est au juste Y « idée » du Roman russe. « Imagination étincelante et fumeuse », a-t-on dit de M. de Vogué. Si par les étincellements d'une imagina- tion quelquefois fumeuse il est possible de jeter sur les regards des hommes le prestige d'éphémères visions, encore n'est-ce que par une idée nette par une « idée volontaire », qu'on agit sur leur âme.

Et, enfin, ce serait sans son aveu qu'on ferait de M. de Vogué un apôtre soucieux de renouveler le monde. Nulle part, dans son œuvre, ne se révèlent de si graves prétentions d'un prosélytisme « néo-chrétien» ou mys- tique. En vérité, le Chafeaubriand de notre mysti- cisme l'aurait été sans le vouloir. Ce qu'il voulut, ce fut écrire d'excellentes études sur les romanciers russes, et voilà tout. Si, dans les larges chefs-d'œuvre de ces romanciers, une inquiète mysticité et d'évangé- liques aspirations se trouvent éparses, le critique en tire une matière oratoire. Mais ce furent bien les œuvres originales, ce furent bien Dostoïewski et Tolstoï, le Tolstoï surtout de Constantin Levine et d'Anna

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Karénine, qui déterminèrent, il y a quelque dix ans, une évolution si profonde de la pensée contemporaine qu'elle ne saurait assez s'expliquer que par l'étrange puissance de pareils écrivains qui, eux, prétendirent être et furent des apôtres. M. de Vogué introduisit dans le meilleur monde de France Dostoïewski et Tolstoï, ces rénovateurs barbares. Présentés par un littérateur de salon, dans toutes les formes de l'élégance et de la solennité, Dostoïewski et Tolstoï semblèrent moins slaves, moins le prisonnier de Sibérie, et moins le bûcheron de Yasnaya Poliana. Cela ranima la foi de ceux qui avaient lu dans le secret des cénacles Crime et Châtiment et Anna Karénine, que le grand monde voulût bien penser des romanciers russes ce qu'en disait l'auteur du Roman russe. On se prit à riva- liser d'admiration, des cénacles à l'Académie. Et dès lors, peu à peu, Dostoïewski et Tolstoï changèrent nos bohèmes, nos réalistes, nos athéniens de lettres, en «néo-chrétiens» ou mystiques. Ce fut bien d'eux, ce miracle. N'attribuons donc pas au charmant critique, qui fit de la littérature, le rôle inaccessible des maîtres , qui firent une résurrection d'âmes.

« Triples littérateurs que nous sommes! » a dit quelque part M. de Vogué. Oh! oui, triple littérateur, celui qui nous ayant révélé, paraît-il, le « roman russe»,

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nous révélait naguère une « renaissance latine », et qui, s'étant fait l'introducteur de l'évangélique Tolstoï, a mis autant d'oratoire ardeur à introduire parmi nous, « au son des cloches de la nuit de Noël », au son des cloches « qui sonnaient l'aube salutaire », un Italien à la sensualité exaspérée, ce génial, mais pervers Ga- briele d'Annunzio.

Il

En me mettant ainsi de l'avis même, il me semble, d'un excellent homme de lettres, en lui retirant ce titre d'apôtre du mysticisme dont on l'accable et qui, ayant fait son temps de gloire, pourrait devenir gênant, je vais tellement contre un sentiment établi et contre le parler courant, que je dois avoir l'air de m'attarder à un paradoxe. C'est ce qui me rend timide pour un paradoxe plus grave que je voudrais hasarder.

Oui, je sais, et je me hâte de le rappeler, que Renan, ce fut l'incrédule, l'impie, l'apostat, le sceptique, le dilet- tante, j'en passe, de ces qualificatifs de polémique, et pas des meilleurs. Et je le sais encore, son œuvre dissolvante exerça d'effroyables ravages dans la pensée contemporaine. Il mena, par une jonglerie d'illusions, il semble bien qu'il y ait eu parfois comme un méphistophélique plaisir, les intelligences, mais des

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intelligences sans vigueur, à un agnosticisme déses- péré, et les volontés mais des volontés sans ressort, à une lâche inertie. Et je le sais surtout, il prétendit que « la foi ne doit jamais être une chaîne », qu' « on est quitte envers elle, quand on l'a soigneusement roulée dans le linceul de pourpre dorment les dieux morts. »

Mais, soyons justes. Il me paraît, aux moments de franche et sincère réflexion, que si l'auteur de la Vie de Jésus, un pamphlet, à coup sûr, fut le perfide ennemi de l'Eglise aux jours de lutte, il trouva en des recoins de son âme, parmi des souvenirs attendris, aux jours de paix, je ne sais quelle vague sympathie pour la Religion. Dirai-je trop en lui reconnaissant un esprit incrédule, et une âme religieuse? Il combattit, par la science et par l'ironie, l'absolutisme affirmatif des dogmes, qu'il jugeait une injustifiable oppression des intelligences. Il eut des dédains, humoristiques jusqu'au mauvais goût, pour ce Dieu que se font les hommes et qu'ils encombrent de leur ritualisme vain, de leur formalisme hypocrite. Mais, constamment, il affirma la valeur morale des religions, de toutes les religions. Il prêcha aux âmes d'élite, en qui la perte de la toi devenait une détresse et une douleur, une sorte d'idéalisme mystique. La religion, ce fut pour lui « la

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beauté dans l'ordre moral », et Dieu, ce fut « le divin, la catégorie de l'idéal ». S'il fut en dehors de la foi, il ne fut pas de parti pris contre la foi. On pourrait même dire qu'il en garda comme le sens et le respect, ayant une fois connu la vertu consolante et élevante du christianisme. Quand il sortit de l'Eglise, il le fit sans tapage, sans colère, et sans rancune. Ce ne fut ni une désertion, ni un reniement, mais une séparation loyale. Pour ses anciens maîtres il professa un culte que les Souvenirs d'enfance et de jeunesse ont noblement ex- primé. Et, tout au long d'une vie digne et sereine, incroyant, mais point férocement hostile à ceux qui croient, observateur bienveillant et admiratif de l'ac- tion morale que détermine par le monde la foi, ou, comme il eût dit, l'illusion religieuse, il créa cette tradition de respectueuse tolérance et d'attentive sympathie pour l'idée chrétienne, dont l'élite intellec- tuelle de ce temps maintient fidèlement l'honneur.

Mais Renan ne fut pas anticlérical. Homais ne peut pas le revendiquer pour un des siens, et n'a pas le droit de dresser en buste, sur les pendules, son sourire bien- veillant à côté du ricanement haineux de Voltaire. C'est Renan, une critique impartiale en vient à le remar- quer, — qui a détruit les derniers restes de l'esprit voltairien, esprit de dénigrement, esprit de sotte et

24 insultante raillerie, et qui a appris aux jeunes hommes d'à présent un respect sévère de la pensée religieuse, même quand cette pensée n'est pas la leur.

Jules Lemaître, un jour, s'est élevé de toute son âme émue contre la légende béotienne d'un Renan sceptique, dilettante et irréligieux. Il a écrit :

« Il n'est que trop vrai, le nom même de M. Renan est devenu, aux yeux des esprits superficiels, synonyme de scepticisme et de dilettantisme, ces mots étant pris, d'ailleurs, dans leur sens le plus grossier...

» Le plus triste, c'est que cette opinion des béotiens n'est pas sans avoir déteint sur la génération nouvelle... Ils sont une petite bande qui, sous la conduite de M. de Vogué, vont répétant, ajournée faite : « Croyons ! croyons ! » sans nous dire à quoi, comme on chante à l'Opéra : « Marchons ! marchons ! » Le « scepticisme » de M. Renan paraît tout à fait sec et affligeant à ces tendres cœurs.

» A la vérité, ces novateurs ont découvert que l'âme avait son prix, et qu'il faut avoir pitié des humbles et des souffrants. Or, je puis leur affirmer que cela même, avec quelques autres choses, est dans les ouvrages de M. Renan, et notamment dans l'Avenir de la Science.

v> Car s'il est un livre de foi, c'est bien celui-là. Je ne pense pas que personne, dans aucun temps, ait pris

plus sérieusement la vie que ce petit Breton de vingt- cinq ans, dont l'enfance avait été si pure, l'adolescence si grave et si studieuse, et qui, au sortir du plus tra- gique drame de conscience, seul dans sa petite chambre de savant pauvre, continuait à s'interroger sur le sens de l'univers, et cela, dans un tel détachement des vanités humaines, que ces pensées devaient rester qua- rante ans inédites par la volonté de leur auteur...

» Cet esprit de foi éclate dans le premier livre écrit par Renan. Et, d'autre part, vous pouvez constater que cet esprit est celui de son œuvre entière. Oui, si vous savez lire, vous verrez qu'il l'a gardée, sa foi.

»Je voudrais que les bons boulevardiers, qui tour à tour accusent ou félicitent M. Renan de ne pas croire, et ceux de l'école évangélique qui commencent à le renier, nous donnassent un peu leur credo, mais là, d'une façon précise et sérieuse, article par article. On le comparerait avec celui qu'on peut extraire de l'œu- vre de M. Renan... »

Ainsi parle Jules Lemaître, en ses Contemporains.

Que si l'on craint que le disciple, par cette pro- testation énergique, n'ait pris trop chaudement le parti du maître, voici un avis moins suspect. M. René Doumic, qui n'en est pas à la filiale piété des « renanis- tes », dit aux premières pages de son livre Les Jeunes :

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« La philosophie de M. Renan a été le point de dé- part du mouvement actuel. Sans doute on en a répudié certaines parties. Le dilettantisme n'a été qu'une mode passagère. L'optimisme n'avait guère chance d'être ac- cueilli dans un temps tel que le nôtre, la vie est devenue si difficile, la société est si inquiète du lendemain. iMais la pensée de M. Renan est par es- sence idéaliste. De plus, M. Renan ne s'est jamais débar- rassé de ses origines ecclésiastiques. Il a conservé jusqu'à la fin le goût des choses religieuses. Il a ainsi ouvert la voie à toute une série d'idées, à tout un ordre d'émotions. Comme il est de la nature de la pensée de ne s'arrêter jamais à mi-chemin, mais d'aller toujours jusqu'au bout d'elle-même, nous la voyons aboutir au- jourd'hui au mysticisme. »

Vous verrez que toute la critique y passera, et que tous les manuels d'histoire littéraire ne paraîtra pas l'« empreinte » dont M. Estaunié a parlé, répandront quelque jour, jusque dans les classes, l'idée d'un Renan « idéaliste religieux » et « précurseur du mysticisme ».

En attendant, on continue à reprocher à ce croyant de l'idéal, à ce chrétien malgré lui, avec la même téna- cité que la Vie de Jésus, quelques pages d'un paganisme sensuel ou esthétique. Pour ne pas rappeler ici ces dis- cours d'après boire, par lesquels l'optimiste vieillard

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mit comme une coquetterie philosophique à se faire pren- dre pour un épicurien qui sourirait même à l'éternité, je veux me souvenir seulement de la Prière sur V Acro- pole. Je m'en souviens bien, en effet, de la Prière sut l'Acropole, et que cette prière est une invocation à la Beauté, déesse de l'Hellade, déesse aux yeux bleus, et que cette prière est toute païenne. Mais il y a, dans cette prière païenne, un cri de regrets qui est d'une âme encore chrétienne :

« Des prêtres d'un culte étranger, venu des Syriens de Palestine, prirent soin de m'élever, ô Déesse. Ces prêtres étaient sages et saints... Leurs temples me plaisaient; je n'avais pas étudié ton art divin; j'y trou- vais Dieu. On y chantait des cantiques dont je me souviens encore : « Salut, étoile de la mer... Reine de ceux qui gémissent en cette vallée de larmes ». Ou bien : « Rose mystique, Tour d'ivoire, Maison d'or, Etoile du matin... » Tiens, déesse, quand je me rappelle ces chants, mon cœur se fond, je deviens presque apostat. Pardonne-moi ce ridicule; tu ne peux te figurer le charme que les magiciens barbares ont mis dans ces vers, et combien il m'en coûte de suivre la raison toute nue. »

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III

Il y a dix ans donc, la jeunesse lisait beaucoup Renan, et le tenait pour son maître.

A cette lecture, plus d'une âme croyante perdit la foi intégrale. Par contre, plus d'un esprit rebelle aux sou- missions que la foi exige y gagna la tolérance des sages et cette chose vague qu'on pourrait appeler la religiosité intellectuelle. On communia, par un rappro- chement fait de curiosité et de respect, dans un mysti- cisme sans Dieu et dans l'inquiétude du divin.

Sur des esprits ainsi préparés, on sent combien dut être rapide et profonde l'action de la littérature russe. Ce fut, l'un appelant l'autre, la rencontre du Renanisme et du Tolstoïsme qui, en dépit des influences positi- vistes et spencériennes, en dépit de la tyrannique op- pression du réalisme, façonna toute une génération de mystiques. Et si tout étiqueter de grands noms n'était pas un danger de classification trop absolue, nous pourrions ainsi marquer les trois promptes pé- riodes de l'histoire de notre mysticisme : de Renan à Tolstoï, de Tolstoï à Ibsen, d'Ibsen à... Gabriele d'An- nunzio, peut-être. Mais il faut indiquer à la hâte les ori- gines incertaines de cette surprenante transformation des âmes qui demeure encore le fait le plus^clair de notre littérature présente.

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Ivan Tourguénew était fort connu en France. Il vivait, de la vie littéraire, parmi nos écrivains. Il s'était fait nôtre. Et tout le monde des lettres s'intéressait à ce Slave, à ce « géant débonnaire et lent », qui fut si bien <s l'élégiaque du réalisme ». Tout le monde aimait « le bon Tourguénew » de Flaubert. Mais aussi tout le monde, comme Flaubert, trouvait le bon Tourguénew un « vrai artiste ». « Voilà deux hommes que j'aime beaucoup et que je considère comme de vrais artistes, Tourguénew et Zola.» Et Taine n'avait-il pas coutume de dire que l'auteur de Terres Vierges était « un des artistes les plus parfaits que le monde eût possédés depuis ceux de la Grèce »?

Or, Tourguénew allait partout répétant les noms de quelques Slaves de génie, de son cher Léon Nico- laïévitch Tolstoï surtout. Mais La Guerre et la Paix, traduit vers 1880, parut longtemps un livre lourd, long, et sans littérature, aux lecteurs de Georges Ohnet. Ils laissèrent aux jeunes de quelques revues qui furent des chapelles le culte timide du chef-d'œuvre et de l'auteur. Tolstoï ne fut même point traité comme un « Scandinave » : les Sarcey firent la conspiration du silence, jusqu'à ce qu'enfin M. de Vogué parla.

Aussitôt, de 1884 à 1886, les chefs-d'œuvre de Dos- toïevski et de Tolstoï furent traduits. Ils se répandirent

- 30- dans un emportement d'enthousiasme. Humiliés et Of- fenses, Crime et Châtiment, L'Idiot, Les Possèdes, Les Souvenirs de la maison des morts, parurent coup sur coup. Et l'on sait quels transports suscitèrent dans une jeunesse généreuse, lassée de naturalisme, op- primée par la despotique gloire de l'auteur de Ger- minal, des œuvres libératrices telles que La Guerre et la Paix (1880 et 1885), Anna Karénine (1885), Ma fo- ligion (1885), Les Cosaques et La Puissance des ténèbres (1887). Les jeunes revues, de plus en plus, célébrèrent 1 'âme slave, et ce n'est que par 1 engouement échevelé avec lequel nos éphèbes ont opposé Ibsen à Gandillot que nous pouvons imaginer de loin les admirations délirantes de l'âge héroïque l'on opposa Tolstoï à Zola.

La Revue Contemporaine, que venaient de fonder Adrien Remacle et Edouard Rod, proclama le génie des «1 russes », de ce ton prophétique dont d'autres, depuis, ont proclamé le génie des « Scandinaves ». Avec un zèle très averti, M. Rod y tint une chronique de la littéra- ture russe. Il signala très exactement, à mesure qu'elles paraissaient, les grandes œuvres des maîtres. Mais on était jeune. Dans cette bonne volonté qui s'efforçait à l'enthousiasme, il y avait beaucoup d'inexpénenqe et une compréhension encore hésitante.

- -

Ce qui valait mieux, la revue publia des poésies de Lermontoff, des contes de Gogol, des lettres de Tour- guénew, diverses traductions que M. Halpérine venait de faire de la Krotkaïa de Dostoïewski et du Cierge de Tolstoï, enfin les Frères Karamasoff.

L'art violent, confus, souvent bizarre de ces œuvres, et plus encore lame étrange qu'elles révélaient, une nouvelle conception de la vie qu'elles exposaient, dé- concertèrent jusqu'aux admirateurs les plus décidés. De ce temps-là, déjà, il y eut ceux qui ne comprenaient pas.

C'est alors qu'un jeune et pénétrant critique, Emile Hennequin, fort d'une méthode scientifique dont il alla jusqu'à exagérer la rigueur, analysa, dans des études qui portent par endroits l'irrécusable marque de la maîtrise souveraine, ceux qu'il appelle les « écrivains francisés ». Celui -làne fut point, à coup sûr, un vulgari- sateur. Il ne se soucia guère de parler pour la foule. Il eut des efforts, des tourments d'expression, pour serrer de toute la nerveuse vigueur d'un style acharné les complications de sa pensée subtile et profonde. Et, parfois, il fut obscur. Mais il le fut comme le sont tous ceux qui, ayant du nouveau à dire, répugnent à la fade, à la dégénérescente banalité d'une langue que le vul- gaire a abâtardie. Il le fut comme jamais ne le sont les médiocres.

- 32 - Ce qu'on reconnaît d'abord à Emile Hennequin, et qui attache, c'est une grande passion des lettres, de l'art, de la pensée. Il aime les maîtres, il aime leur tra- vail et leur psychologie, qu'il regarde un peu 'trop comme un rare mécanisme ou comme un cas compli- qué de pathologie mentale, mais si curieusement et profondément. Et il aime les maîtres pour eux-mêmes, pour leur cérébralité, pour leur œuvre. En lui, point de souci d'extraire, à l'usage d'un vulgaire qui se ren- seigne pour se dispenser de lire, le contenu de produc- tions diverses, et point de souci de développer, à pro- pos de livres, des fantaisies de dilettante, des considé- rations de philosophe, des gloses de grammairien, ou simplement des périphrases de rhéteur. Il est le critique de l'œuvre pour l'œuvre. Rien d'étroit à cette préoccu- pation systématiquement exclusive. Car, pour l'auteur de la Critique scientifique, toute œuvre d'art est un « signe », sous lequel il faut apercevoir « la chose si- gnifiée », c'est-à-dire l'homme. Et l'homme, c'est sans doute l'artiste; mais c'est aussi l'ensemble des hommes, « qui peuvent être considérés comme les semblables et les analogues de l'artiste producteur », ou parce que la « race » et le « milieu » auront déterminé l'état psy- chologique de l'artiste, ou parce que l'artiste lui-même aura réagi sur sa « race » et sur son « milieu ».

- 33 -

On voit quelle large et sûre compréhension un si sincère, un si logique et rigoureux critique, dut se faire du génie des Tourguénew, des Dostoïewski, des Tolstoï. Mieux que cela, à travers les œuvres littéraires et sans les quitter jamais, il sut apercevoir, selon qu'il s'exprime lui-même, les « faits psychologiques géné- raux à la base de la littérature », et, si l'on veut, l'étrange humanité slave qui vit toute frémissante en ses grands écrivains.

La génération littéraire qui a fait l'âme française de ce temps, et qui la dirige, doit beaucoup à l'auteur des Ecrivains francisés. Elle l'a regardé comme un maître. Elle s'est pénétrée de ses travaux. Elle en a pris les vues fécondes, et je dirais volontiers l'àme, si je n'avais à regretter que, par un parti pris de positivisme spen- cérien et d'impassibilité intellectuelle, ce ferme esprit se soit défendu d'éprouver, ou même de comprendre, l'émotion religieuse, et qu'il ait fait au grand Tolstoï le reproche d'avoir déserté l'intelligence pour le senti- ment, l'art pour la religion, et de « s'être réduit aux pensées étroites d'un religieux qu'inquiètent seulement la pratique et la prédication d'une doctrine selon les pauvres d'esprit. »

Dès que les « russes » eurent été ainsi lus, étudiés, par la jeunesse littéraire, le Tolstoïsme, même par delà

- 34- ou contre la prévision des initiateurs, domina la litté- rature, l'art, et jusqu'à la philosophie. Dans les tem- ples silencieux de la conscience, Renan avait fait taire la voix du dogmatisme confessionnel, mais sans affranchir les âmes de la peur que répandait la désolation de ce silence.

Et c'est alors que fut annoncé, pour la paix des âmes l'évangile de Tolstoï.

DEUXIEME PARTIE

A LA RECHERCHE DU MYSTICISME

A peine réveillée à la foi morale et à l'amour évan- gélique par l'influence des « russes », toute la jeunesse littéraire engagea l'assaut contre la mons- trueuse idole au corps d'airain sur pied d'argile. Le naturalisme succomba.

En 1887, au premier prétexte, les disciples renièrent le maître. La lettre des Cinq protesta contre les basses grossièretés de la Terre. Le sens de cette lettre fut bien vite élargi par l'opinion ; et elle se trouva exprimer le dégoût de tous, la révolte des cœurs, surtout, contre une doctrine qui préconisait., comme un moyen de faire œuvre d'art et œuvre de force, le grossissement à ou- trance des laideurs, des tares, des brutalités féroces qui

-38- se voient dans la nature. M. Zola demeura le seul naturaliste, à moins qu'on ne veuille compter M. Paul Alexis.

Parmi les dissidents, M. Paul Margucritte parut bientôt le plus qualifié pour donner raison, par un ta- lent fait de mesure, d'observation exacte, mais qui va jusqu'à l'âme, de douce et mélancolique pitié, à une scission dont nous devons chercher le motif dans un dissentiment moral, et non point dans l'invraisemblable prétention de dénier la géniale puissance de l'auteur de Y Assommoir, de Germinal, et même de la Terre.

M. Paul Margueritte donna, en 1888, ce quasi chef- d'œuvre, Jours d'épreuve. Comme on y sent la liberté conquise, la loyauté parfaite, l'affranchissement de toute influence ! Cest une œuvre profondément per- sonnelle. Et pourtant, à y reconnaître une si compa- tissante indulgence pour la destinée, une douleur si voilée et sereine, et, a-t-on dit, « un attendrissement qui glisse en nous le désir des larmes », on pense à Tolstoï. La comparaison pourrait paraître écrasante, même si je rappelais ces vrais chefs-d'œuvre, la Force des closes et la Tourmente. Disons, pour être juste, que Tolstoï a la religion de la grande souffrance humaine,

- 39- et que Paul Margueritte a la religion de l'humble et douce souffrance bourgeoise.

Le regard de l'écrivain de la Tourmente se tourne vers la douloureuse intimité de chaque âme, plus indulgent et plus pitoyable que le regard de l'écrivain d'Anna Karénine ou de la Sonate à Kreutzer. Elle est surtout sociale, la piété de Tolstoï; elle va au troupeau des humains, à la foule misérable. Et son évangélisme s'arrête au seuil de ces mystères de la faute charnelle, l'amour et la haine se mêlent et s'exaspèrent jus- qu'aux sanglantes cruautés de la mort.

Anna Karénine dit, regardant l'ombre projetée par un wagon sur le sable : « Là, au milieu, il sera puni, et je serai délivrée de tous et de moi-même ». Et, la tête dans les épaules, les mains en avant, elle se jeta sur les genoux sous le wagon. « Une masse énorme in- flexible, la frappa sur la tête, et l'entraîna par le dos. » Ainsi Tolstoï tue l'amante coupable de Wronsky par un coup de haine et de brutalité sauvage. A travers l'amour sensuel dont la Sonate à Kreutzer décrit les féroces horreurs, une jalousie se glisse, obscure et af- folante, qui mène fatalement Posdnicheff au meurtre.

Il reste donc en Tolstoï, parmi la très large pitié de îon évangélisme social, un peu de la rigoureuse détes- ^ation des crimes de la chair que le christianisme his-

40 torique éleva contre les siècles de corruption païenne. Miscreor super turbam. Pitié sur les multitudes qui gémissent dans l'injuste souffrance ! Pour les coupables point de pitié, mais les suprêmes expiations! Point de pitié à la Samaritaine.

Elle trouverait plus facilement grâce devant l'auteur de la Tourmente. Quand Thérèse fait à Jacques Halluys, spontanément, l'aveu de sa faute, elle déclare sa honte et ses remords. Et voilà apparaît bien dans cette déclaration, le motif évangélique du pardon. Jacques pardonne. Il compte sur la réhabilitation par la souf- france de la femme adultère, et sur une commune dou- leur pour reconquérir l'amour. Ces choses arriveraient, si l'abaissant désir ne faisait trébucher de ces hauteurs d'un amour racheté les deux héros, et si les tristesses de l'apaisement sensuel ne faisaient surgir entre eux les souvenirs, les images odieuses. Par l'œuvre basse de la chair donc, et par elle seulement, l'œuvre rédemp- trice de la douleur des âmes est anéantie.

Et c'est du mysticisme, cela, le plus humain comme le plus évangélique des mysticismes. Surtout on voit^ par une telle inquiétude des problèmes moraux lef I plus émouvants, dans quelles voies nouvelles s'étaient promptement engagés les jeunes écrivains, et combien J ils s'éloignèrent de la froide impassibilité ou des pré*

41 tentieuses attitudes d'observation méprisante qu'avait affectées l'école naturaliste.

Vers le même temps que M. Paul Margueritte ses Jours d'épreuve, M. Edouard Rod écrivit le Sens de la vie. Très sensible aux mouvantes inquiétudes du de- hors, très curieusement et très intelligemment attentif à l'évolution de la pensée courante, et très apte à s'en assimiler la formule occasionnelle, M. Rod fit le livre de tout le monde.

Le Sens de la vie portait, en effet, loin des penseurs et des sombres^philosophes, parmi les braves gens qui pourtant ne vivent pas sans un peu réfléchir et savent tirer quelque philosophie de leurs chagrins, le consi- dérable problème du pourquoi de la vie. Cela avec une juste mesure de pessimisme pour émouvoir, et de va- gues espérances catholiques pour consoler. Le dosage était bien fait. Le livre eut un grand, un très grand succès. Il faut l'avouer, nous fûmes tous des admira- teurs du Sens de la vie. Ne le regrettons point. Nous devions cela à l'auteur de la Course à la mort, ce très beau livre. Et puis, la supériorité d'œuvres telles que la Vie de Michel Teissier, les Roches Blanches, dans les- quelles M. Rod a tout simplement raconté la vie d'au- tour de lui, la vie des âmes et ses conflits révélés

42 par la vie extérieure, sans le souci des idées à la mode, et avec une si vive observation, avec de telles émotions de pitié que plus d'une page rappelle les meilleures d'Anna Karénine, nous ferait passer sur la déception qu'il pourrait v avoir à relire aujourd'hui le Sens de la vie.

Quoi qu'il en fût, à propos surtout des ouvrages de M. Edouard Rod, on proclama un « mouvement néo- chrétien». Le mot fit fortune et fut appliqué un peu au hasard. Et il est bien vrai que l'auteur, ou le héros, du Sens de la vie, n'ayant point trouvé de réponse satis- faisante aux éternelles questions de la destinée, ni dans les espérances d'un progrès indéfini de l'humanité, ni dans les formes diverses de l'altruisme, ni dans la religion de la souffrance humaine, et se sentant inca- pable de se résigner à l'agnosticisme, finit par se ré- fugier dans la foi. « La foi, en effet, répond à toutes no°s curiosités, explique tout : elle nous donne la raison de notre existence, puisqu'elle nous prouve que nous sommes le centre du monde; le courage de supporter nos maux, puisqu'ils nous préparent un sort meilleur; et le goût de la vie, puisqu'elle est l'éternité. En se jetant dans le mystère, elle en a reculé l'effroi; ses affirmations ont chassé le doute; et, dans le triomphe de sa certitude, elle a établi un système merveilleuse-

- 43 ment échafaudé sur une base imaginaire, qui, calculé pour répondre à tous les besoins de notre intelligence, ne laisse aucune place au désespoir. » Que la foi réponde ainsi, ne fût-elle qu'une illusion, à tous les besoins de l'âme, c'est bien le plus logique commen- cement d'apologétique qui se puisse trouver. C'est le préambule du credo, cette aspiration à croire, cet appel tourmenté de la foi qui est comme une prière pour l'obtenir. Nul de nous n'a oublié le frisson de mystique pitié, et aussi d'espérance, que nous éprouvions à songer, les dernières pages du livre finies, que le « néo- chrétien » du Sens de la vie, mené à l'église par ses inquiétudes d'âme, n'avait pu réciter son Pater que « des lèvres », « Hélas! s'écriait-il, des lèvres seule- ment ».

Mais nous voici loin déjà d'une date le « néo- christianisme » avait son intérêt littéraire. Nous soup- çonnons aujourd'hui M. Rod d'avoir, tout simplement, fait un livre, et de l'avoir fait à son heure. Il a été le premier, étant le plus avisé, de toute une série de convertis de lettres continuée depuis par les Huys- mans, et même par les Loti.

Aussitôt, le nom nous vient à l'esprit d'un sin- cère, d'un généreux, d'un vaillant. M. Paul Desjardins

44 fut à son heure un merveilleux artiste dans les lettres, et il eût pu le devenir tout comme un autre, « gen- delettre ». Mais il aima mieux renoncer des dons in- comparables et la vaine gloire pour une cause, en ce temps de veulerie! et pour une cause morale, en ce pays de gauloiserie moqueuse I L'auteur du Devoir présent, de ce catéchisme à l'usage des penseurs qui fut le livre d'une époque et qui mar- quera une date, me croirait bien mal avisé si, me risquant à parler de littérature, je jugeais son œu* vre qu'il ne voulut pas littéraire. Sachons seulement qu'un des nôtres, un rêveur peut-être, un poète de l'action, mais à coup sûr une belle âme, a parlé de réveil moral comme Tolstoï en parla, et qu'il a prê- ché l'union en cette unique foi, que « nous vivons pour quelque chose», voulant toutefois que les autres croyances soient pieusement gardées dans l'intime silence des cœurs. « Sur celles de nos croyances qui n'ont point de contre-coup social, nul n'a droit même de nous interroger, sauf la femme à qui nous nous devons tout entiers, et les enfants de notre sang. Ne violons pas cette intimité; trop parler de religion n'est pas un bien. Au public, à nos amis, faisons part seule- ment de cette foi qui nous est commune, à savoir que nous vivons pour quelque chose, que nous avons

- 45 - quelque chose a faire sur terre. La possession d'un idéal de vie, la croyance en un devoir, voilà ce qui nous unit. »

Et je sais bien qu'en prêchant cet évangile tout simplement kantien du Devoir, en fondant, si l'on veut, cette religion de l'Action morale, M. Paul Des- jardins a encouru le redoutable reproche de vouloir constituer une morale sans dogmes, et, suivant une formule qui le voue aux anathèmes, de vouloir « laï- ciser le christianisme ».

La meilleure morale est dans l'Evangile assurément? pourquoi ne pas l'y prendre? Que si l'Eglise, qui en fut la dépositaire et la gardienne, s'embarrasse d'un formalisme vain, s'attarde à des chicanes dogmatiques et à un absolutisme de foi dont l'esprit moderne se trouve offensé, et si elle ne va pas tout droit au plus pressé, à sa tâche du jour, à l'enseignement et à la direction morale, pourquoi une aristocratie faite de tous les philosophes et de tous les poètes du devoir ne se mettrait-elle pas à l'œuvre salutaire d'élaborer un chris- tianisme intérieur, le christianisme de la volonté agis- sante, avant et par dessus le christianisme de la sou- mission intellectuelle. La foi intégrale aux dogmes; soit : que ceux-là la gardent, à qui elle fut donnée; on ne demande aucune renonciation. Mais il ne s'agit

-46- pas de croire d'abord; il s'agit d'abord d'aimer. « Et ensuite que croira-t-on? Ce 'que l'amour conseille et exige qu'on croie, simplement. Et là-dessus les exigen- ces varient selon les esprits : autant de religions, au fond, que de personnes, et un seul devoir pour toutes. »

Telle est la théorie. Les objections sont aisées. On déclare tout aussitôt qu'une morale non appuyée sur des dogmes est toujours vacillante; que des raisons de vivre fondées sur l'amour peuvent bien constituer un ensemble de nobles aspirations, une vague sentimen- talité, mais point une règle impérative; et qu'enfin l'humanité, qui est peuples et foules, ne s'engage guère dans les difficiles voies du devoir sur les appels géné- reux et pressants d'une élite qui moraliserait en beau langage, mais par l'énergique entraînement d'une au- torité qui prescrit et menace.

Tout cela est fort juste. Il est à remarquer pour- tant qu'une morale sans dogmes n'est point une morale sans pensée. Le devoir a un fondement philo- sophique dans les données de la conscience, et les di- verses inclinations personnelles ou sociales donnent au sentiment que nous en avons l'élan et la force. La re- ligion rappelle par une révélation, confirme ou pré- cise cette notion du devoir ; elle augmente, en faisant intervenir la volonté divine, sa puissance

- 47 impérative. Pourquoi, même si l'on exige ceci comme un plus sûr et plus ferme principe de moralité, ne pas reconnaître la valeur morale que cela peut déjà nous faire atteindre? Que si encore une vie de cons- cience, dont la direction serait abandonnée aux émo- tions et aux inconstances de la sentimentalité, ne parait point assez astreinte, assez saisie par les liens de l'obligation, du moins faut-il reconnaître qu'elle a sa grandeur par la recherche même, qui est au fond de toutes ses aspirations inquiètes, de la règle définitive, et qu'à ses spontanés efforts vers le bien dans la loi d'amour ne devraient point toujours se substituer les obéissantes pratiques de la loi de crainte. Et enfin, il est vrai, les hommes font surtout le bien parce qu'un pouvoir extérieur le leur* com- mande; ils marchent, comme les esclaves, sous la menace des étrivières. Mais n'y a-t-il point une aris- tocratie d'âmes pour laquelle la conscience est le maître suprême, et la sincère pureté de la conscience la suprême loi?

M. Paul Desjardins n'a prétendu provoquer ni une « restauration du catholicisme romain pur et simple », comme on l'a dit, ni un reniement des croyances catholiques intégrales. Mais à ceux qui demeurent catholiques, il était bon qu'une voix du dehors

-48- rappelàt qu'il est une autre religion que celle de la dévotion formaliste et des belles manières d'église, qu'il est une religion intérieure, la religion du Devoir. Quant aux autres, à ceux qui ne croient pas « ce que Pascal a cru », il était bon qu'on leur proposât ainsi ce aue croit Tolstoï.

II

Mais je m'égare, il semblera. Nous voulions parler de mysticisme, et de mysticisme littéraire. Or, il n'est guère sûr que les Margueritte, les Rod, les Paul Desjar- dins, soient de la chapelle mystique, et d'autre part il serait sûr, à en croire les jeunes, que ces gens-là sont hors de la littérature. Passons donc ailleurs, furent les mystiques, et furent surtout les écrivains.

Au Chat Noir d'abord. C'est Jules Lemaitre qui le dit: « Le Chat Noir est un sanctuaire la fumisterie et le mysticisme ont toujours fait bon ménage. L'étrange tableau de Willette, l'on voit le Parce Domine égre- ner ses notes sur les ailes du Moulin de la Galette, est bien l'enseigne qui convient à cette auberge-cénacle. Nulle part on n'a l'esprit plus religieux. » Le bonFrage- rolles, de sa forte et tendre voix de berger, chanta, aux

- 49- plus beaux jours de la rénovation mystique, le doux Noël et la sombre Passion de sa Marche à l'Etoile, pen- dant qu'au fond du sanctuaire, comme dans la transpa- rence d'un vitrail éclairé de lune, les hiératiques om- bres de Rivière déroulaient la procession des multitudes marchant, sous le ciel étoile, vers l'enfant de la Crèche, puis vers le crucifié du Calvaire.

Pêcheurs, vous qui prenez pour guides les étoiles, Quel souffle inattendu gonfla vos blanches voiles? Quel flot mystérieux vous pousse et vous conduit Vers cet astre nouveau qui brille dans la nuit?

; Et cela fut d'un symbolisme grand et pieux. Le Chat ÎNoir, ce fut un peu le Bethléem du mysticisme.

Au temps même des ombres chinoises, les marion- nettes, — les marionnettes de théâtre, tournèrent au mysticisme. A quoi de plus méchant auraient-elles bien pu tourner, ces petites personnes raides, graves, naïves? Les deux Bouchor étaient leurs auteurs, leurs costumiers ordinaires. Ils leur donnaient le charme lilial des vierges de Primitifs. Et ils tenaient les ficelles. Aussi, nous nous souvenons tous avec quelle onctueuse et dévote grâce ces poupées nous mimaient le doux mys- tère du Noël de Maurice Bouchor, tandis que la voix

>0

candide du poète, et aussi la voix effrayante de Riche- pin, dans la coulisse, disaient des vers pieux comme des proses de liturgie. C'était du temps que les bêtes parlaient. Lane et le bœuf de la Crèche exprimaient à leur manière toute une morale de charité évangélique. Richepin faisait le bœuf, je crois. Il mugissait très bien. C'était tout comme s'il eût été mystique, lui, l'auteur des Blasphèmes. Il lui sera beaucoup pardonné, de ses Blasphèmes, parce qu'il a beaucoup mugi. Oh ! les bons apôtres, que ces poètes, d'une piété qui ne croyait à rien, mais bien émue tout de même, d'une piét-s de poètes, enfin !

Par le bruit que firent dans le monde, et jusqu'au « boulevard », ses petites marionnettes, Maurice Bouchor passa bientôt pour le chantre des dévotions mystiques. Ce titre ne lui déplut point : il écrivit d'au- tres « mystères »; il en écrivit même de très païens, et ainsi laissa voir que tout cela n'était que jeux d'ar- tiste.

Mais, pour de vrai, la foi avait son poète. Et depuis dix ans déjà. Seulement, on ne le savait point.

C'était un converti. Ce bon poète, à face camuse, à barbe de bouc et pas plus méchant que Silène, un peu coureur de rues, de rues et de trottoirs, grand

~ 5i - Éjôuveur d'absinthe, s'était dégoûté un jour des rues, des trottoirs, de l'absinthe, et de ses péchés. Il était revenu à Dieu.

Cela s'était passé comme Anatole France le raconte dans son Etui de nacre.

Un matin, à la première aube, sur la fin d'une aven- ture nocturne, le poète Gestas s'appela de pires noms qu' « animal » et courut à une église. De son bâton de cornouiller, il frappa au premier confessionnal, et demanda :

La confession, s'il vous plait! Un suisse accourut :

Qu'est-ce que vous voulez?

Je veux me confesser.

Allez-vous-en.

Je veux voir le curé.

Pour quoi faire?

Pour me confesser.

Allez-vous-en.

Mais tu n'entends donc pas, vieux Barrabas? Je te dis que je veux me réconcilier avec Dieu, s... nom de...!

Alors, le hallebardier vous prit notre Gestas par les épaules, et vous le jeta dehors. Mais Gestas, après s'être consolé dans l'absinthe, chez le marchand de vin,

- 52 - retourna à l'église. Repentant, absous, sincèrement, converti, et toujours grand pécheur, Verlaine, car I le poète Gestas, c'est lui, écrivit les vers peut-être les plus profondément chrétiens de notre siècie.|

« Il chanta comme on prie », a dit Georges Roden- bach. Par des cantilènes et des litanies d'une ardente générosité, d'une souplesse parfois débraillée, il exprima, bien mieux que le pauvre poète François Villon dans quelques cris de ses ballades, la poignante anxiété qui vient d'un désaccord toujours senti entre des aspira- tions nobles et une vie mauvaise. Ce fut le mys- ticisme des hontes, des regrets, des remords chré- tiens.

Mais aussi quelle idée! Le poète catholique se choisit, tout naturellement, un éditeur catholique. Sagesse alla dormir parmi les manuels de dévotion. Ils n'y auraient rien compris, les lecteurs ordinaires de ces manuels : ils n'achetèrent pas le livre.

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour,

Et la blessure est encore vibrante,

O mon Dieu, vous m'avez blessé d'amour.

Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain, Pour palpiter aux ronces du Calvaire, Voici mon cœur qui n'a battu qu'en vain.

j ~ 53 -

Voici mes yeux, luminaires d'erreur, Pour être éteints aux pleurs de la prière, Voici mes yeux, luminaires d'erreur.

Dieu de terreur et Dieu de sainteté, Hélas! ce noir abîme de mon crime, Dieu de terreur et Dieu de sainteté,

Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur, Toutes mes peurs, toutes mes ignorances, Vous, Dieu de paix, de joie et de bonheur,

Vous connaissez tout cela, tout cela, Et que je suis plus pauvre que personne, Vous connaissez tout cela, tout cela,

Mais ce que j'ai, mon Dieu, je vous le donne.

Assurément, cette poésie simple et vraie de la contrition n'a rien à voir avec les « oraisons jacu- latoires », avec les « amendes honorables », dont est faite toute une littérature d'église. Non, les braves gens qui font du catholicisme un accessoire de leur bourgoisie n'y pouvaient rien comprendre.

Et puis... et puis, Verlaine était un être si étrange.

Il se mettait si bien en dehors des autres hommes,

i contempteur inconscient, et pas même fanfaron, des

codes et de la bonne tenue morale. Avec sa face de faune,

son front bossue en cornes, et un vague profil de

-M-

vieux Socrate paillard, il errait tellement des cénacles aux cabarets. Il traversait candidement la vie, un rêve dans les yeux. Il faisait le mal sans honte et sans malice, comme il eût fait le bien. C'était le bon satyre.

Comment donc les catholiques l'eussent-ils reconnu pour un des leurs? Il était si peu Pharisien. Et com- ment l'eussent-ils reconnu pour un génial poète? 11 avait de si mauvaises mœurs.

Mais je ne sais qui, un beau jour, des Esseintes peut-être, lança Verlaine. Vous vous souvenez du fantasque héros d' A rebours, le grand seigneur des Esseintes. Il avait des goûts bizarres, non seulement en musique, en parfumerie, en religion et en vices, mais encore en littérature. A force de trouver nauséeux les chefs-d'œuvre de madame AugustusCraven, lauréate brevetée de l'Institut, et n'ayant point « mordu » au Journal et aux Lettres d'Eugénie de Guérin, il s'était pris d'une admiration sans bornes pour Y « invincible charme » de Baudelaire, qui « était parvenu à exprimer l'inexprimable », et pour son catholicisme compliqué. Or, après Baudelaire, le poète de des Esseintes, c'était Paul Verlaine. « Volontiers, des Esseintes l'avait ac- compagné dans ses œuvres les plus diverses. Après ses Romances sans paroles, parues dans l'imprimerie d'un journal à Sens, Verlaine s'était assez longuement

- 55 - m, puis en des vers charmants passait l'accent doux et transi de Villon, il avait reparu, chantant la Vierge, « loin de nos jours d'esprit charnel et de ;hair triste. » Des Esseintes relisait souvent ce livre de Sagesse et se suggérait devant ses poèmes des rêveries clandestines, des fictions d'un amour occulte pour une Madone byzantine qui se muait, à un certain moment, en une Cydalise égarée dans notre siècle. » Des Esseintes fit école. Verlaine passa pour le grand poète des Madones qui peuvent « se muer » en Cydalises. D'autres que des Esseintes virent pourtant en lui ce qu'il est vraiment, le chanteur d'hymnes pénitentes et dévotes, l'humble suppliant qu'accable la honte de son péché, l'homme de bonne volonté qui écrit tant qu'on veut des « actes de bon propos », ides actes de foi, d'espérance, de charité, mais qui ne les vit guère.

Pourquoi donc aussi ne naquit-il pas aux temps » l'étude de la prière était suivie »,

Quand poète et docteur, simplement, bonnement, Communiaient avec des ferveurs de novices, Humbles servaient la messe et chantaient aux offices.

Et pourquoi pas au moyen-âge, plutôt encore? Car il fut gallican et janséniste, le siècle Louis Racine et le sage Rollin servaient la messe.

--,6-

C'est vers le moyen âge, énorme et délicat, Qu'il faudrait que mon cœur en panne naviguât, Loin de nos jours d'esprit charnel et de chair triste.

Et que je fusse un saint, actes bons, pensers droits, Haute théologie et solide morale, Guidé par la folie unique de la Croix, Sur tes ailes de pierre, o folle Cathédrale !

Enfin, quoi! le pauvre Choulette du Lys rouge se trouvait, vous vous en souvenez, fort dépaysé à travers notre civilisation raffinée et décadente. Il ne se sentait une âme vraiment catholique et pieuse que dans les vielles rues, à l'ombre des vieux cloîtres, au son des vieilles cloches de la vieille Florence, et surtout en ces paysages ombriens ou fleurit la mystique naïveté des Primitifs. Pauvre Verlaine, pauvre bon frère Ange qui eût dû, mystiquement fiancé à la divine Pauvreté, chanter l'amour de Dieu à la suite de saint François, et qu'un ironique sort a condamné à vivre parmi nous, en des jours sans foi et sans prière ses yeux ne peuvent se remplir de quelque céleste vision que dans la blanche lumière de ses rideaux d'hôpital, loin d'un monde laid!

TROISIEME PARTIE

A TRAVERS LES CHAPELLES MYSTIQUES

Le mysticisme avait donc eu ses chercheurs fervents, ses dilettantes, ses « bohèmes ». Il lui fallait mieux que cela. Le mysticisme, très sincèrement, se pique de reli- gion : il lui fallait pontifes, prêtres et chapelles, quelques saints aussi, ou quelques réprouvés.

En des temps déjà anciens, Baudelaire avait tenu cha- pelle de mysticisme.

Sa chapelle, à lui, fut une pauvre chambre d'écrivain misérable et débauché. Toutes les «( fleurs du mal »s'y épanouissaient parmi les désirs pervers que suscitait

6o - autour d'elle une laide mulâtresse, parmi les imagi- nations et les rêves de folie qui surgissaient d'une orgie continuelle d'opium, de haschich, d'alcool, parmi les douloureux et épuisants efforts, enfin, de la pensée ou de l'« écriture ». Mais aussi, en cette chapelle diabolique, Baudelaire se disait à lui-même : « Faire tous les matins ma prière à Dieu, réservoir de toute force et de toute justice, à mon père, à Mariette et à Poë, comme inter- cesseurs : les prier de me communiquer la force néces- saire pour accomplir tous mes devoirs, et d'octroyer à ma mère une vie assez longue pour jouir de ma trans- formation ;... faire, tous les soirs, une nouvelle prière pour demander à Dieu la vie et la force pour ma mère et pour moi... »

Et voilà bien l'être paradoxal, contradictoire, que fut ce premier pontife du mysticisme : un assemblage d'épi- curienne sensualité et de christianisme ascétique, de volupté charnelle et de piété mystique, de débauche et de prière. Ses ancêtres, c'est lui qui nous en pré- vient, — avaient tous été des idiots ou des maniaques, tous victimes de terribles passions. Une effroyable hé- rédité pesait sur lui. Elle ravagea sa chair, ses sens, son cerveau, par l'éternel tourment d'une étrange ma- ladie nerveuse. L'âme pourtant vivait en lui, fleur dans les ruines. Et cette âme, une mère douce et dévote

61 l'avait pénétrée de tout le charme naïf d'un catholi- cisme enfantin. Toujours les impressions et les images de son premier catholicisme revinrent au poète des Fleurs du Mal, dans une vision plus torturante qu'apai- sante. De la Femme, cette bête de luxure, cette esclave du désir et du vice, cet être fatal, terrible et beau, qu'il poursuivit de tant d'imprécations aux heures de colère, il fit dans les langueurs de la volupté la Vierge imma- culée à qui sont dus de pieux hommages. Il y eut en- censoirs, ostensoirs, autels, hosties, et ciboires, pour la « nymphe ténébreuse et chaude », qui devint, dans l'extase sensuelle, une divinité chrétienne. L'amour fut une adoration, ou même une communion de Sainte- Table. Si c'était sacrilège, cela, et si c'était s'égarer « entre ces deux fossés de la religion catholique qui arrivent à se joindre ; le mysticisme et le sadisme », Baudelaire ne s'en défendait point. était pour lui le fin du fin, le raffinement pervers. « Moi, je dis : la volupté unique et suprême de l'amour gît dans la certitude de faire le mal. » Il rechercha cette volupté; il se complut au délice de faire le mal, et de le faire diaboliquement. Par une exaltation de mysticisme encore qui dans le mal lui faisait trouver l'amère ivresse du péché, il fut satanique. Et cela par un besoin de terreur autant que par un besoin de sensations nouvelles dans l'amour.

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Pour se sentir vivre parmi les lassitudes de la chair et de l'esprit, il voulait avoir peur. Le cauchemar catholi- que du démon et de l'enfer lui était un indispensable excitant. Il tenait au mysticisme par un souci visible de s'entourer des fantômes du mystère. Mais que d'ar- tifice en un pareil jeu, et quelle profonde perversion du sens mystique ! Le pauvre poète erra tristement >> près de ces confins séjournent, comme a dit Huys- mans, les aberrations et les maladies, le tétanos mys- tique, la fièvre chaude de la luxure, les typhoïdes et les vomitos du crime ». Un vertige de détraquement le prit d'avoir regardé trop longtemps, du bord, l'inson- dable abîme des ombres. Un vent de folie et de mort passa sur son front. Tragique, lugubre, il ne sembla plus que le prêtre de la « messe noire » du mysticisme. Or. ce prêtre eut des fidèles. Son influence fut consi- dérable sur les plus fermes esprits, particulièrement dans la jeunesse. Il eut même des disciples qui le tra- hirent en le caricaturant, et le livrèrent aux méfiances. Car on a beaucoup « baudelairisé » après Baudelaire. La petitechapelledesbaudelairiensestdevenue une immense église se sont engouffrées toutes les âmes curieuses de mysfère, mais qui n'auraient rien voulu sacrifier des réalités sensibles et sensuelles. Et il semble bien que, de toutes les chapelles mystiques, la plus hantée soit

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toujours celle fleurit, en des lueurs rouges de vi- traux, le baudelairisme, fleur maladive poussée en pleine corruption, diabolique orchidée qui voudrait se clore en des blancheurs de lys, mais dont toutes les hontes savantes du vice ont maculé ou flétri la corolle, et qui symbolise , horriblement, cette monstruosité d'une mysticité catholique et d'une sensualité païenne l'une par l'autre exaspérées.

Sans doute, l'àme en peine du grand-prêtre, de Bau- delaire le revenant, erre encore aux heures nocturnes parmi l'infernal effroi de ce temple mauvais l'on n'adore Dieu que pour braver Astaroth.

Epouvantable cercle de damnés, de luxurieux ou de fous, cette chapelle de Baudelaire !

Et il eut aussi sa chapelle, dont il soigna la façade, certes, Barbey d'Aurevilly.

Barbey d'Aurevilly, le « croisé », le « grand conné- table », le » mousquetaire », le « chouan », portait haut et triomphal le plumet de son catholicisme. Il déclarait « toute autre doctrine que la doctrine catho. lique abjecte et perverse », et il étalait cette convic- tion dans la rue par des accoutrements et d'hyperbo- liques audaces de dandysme, que d'autres depuis ont eu bien de la peine à faire oublier.

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Mais un bien bizarre catholique que l'auteur du Prêtre marié et des Diaboliques. « Il fallait même, pensait des Esseintes, cet immense mépris dont le catholicisme couvre le talent, pour qu'une excommunication en bonne et due forme n'eût point mis hors la loi cet étrange serviteur qui, sous prétexte d'honorer ses mai- j très, cassait les vitres de la chapelle, jonglait avec ' les saints ciboires, exécutait des danses de caractère autour du tabernacle. » Combien, pourtant, il avait la foi, une foi sincère et véritable ! Il adhérait tant qu'on voulait à tous les dogmes. Il criait haut et fort son credo. Il admettait tout, de l'Evangile à la plus humble croyance de la Tradition, et il n'eût assurément pas reculé devant la naïveté de quelque mythe breton, s'il avait fallu le prendre pour un article de foi. C'était le croyant qui croit pour croire, et ne se soucie guère des motifs. Seulement...

On a beaucoup parlé, à propos de quelques écrivains qui ont créé ou représenté cet état moral en ces derniers temps, et surtout à propos de Barbey d'Aurevilly, du catholicisme sadique. « Le sadisme, ce bâtard du ca- tholicisme, a dit Huysmans, que cette religion a, sous toutes ses formes, poursuivi de ses exorcismes et de ses bûchers, pendant des siècles. » Qu'est-ce donc, au juste, que le catholicisme sadique? On peut y voir tout

-65- d'abord une aberration de l'esprit qui, sur les lois aveugles de la chair, sur les satisfactions basses de l'instinct, veut répandre quelque idéalité par le tour- ment de la crainte morale. User bêtement des plaisirs charnels, au hasard d'un sursaut de l'animalité, sans conflits de conscience et sans l'effort d'étouffer quel- ques regrets, cela paraît trop simple, trop naturel, trop vulgaire, à des sensuels qui prétendent être sans bru- talité. Et ils y mêlent, pour l'illusion de quelque mo- ralité supérieure, des inquiétudes religieuses. Parfois, j la perversité est pire. Le sacrilège, tout simplement, ;j sert à raviver la jouissance voluptueuse, et à lui donner !i plus de complexité, plus de profondeur. C'est qu'en | effet nous sommes, par l'hésitation même qui en pré- i| cède l'accomplissement et par la lutte qu'il suscite au I fond de l'àme, plus attentifs à l'acte quand nous le concevons comme un péché. Nous en imaginons et en suivons mieux, par une application tremblante, les i détails successifs. Vraiment nous sentons davantage les I sensations qu'il provoque, notre conscience étant ainsi : plus éveillée. C'est le charme des choses défendues ; |i c'est le charme de ce sorbet qu'une Napolitaine trouvait | fort bon, mais qu'elle eût trouvé meilleur s'il avait été || un péché.

Or, l'écrivain des Diaboliques a sa manière propre

66 d'ensorceler de .myticisme l'enragement sensuel. Il l'abandonne à toutes les tentations, à toutes les fantai- sies du Diable. L'amour n'est plus qu'un « sort », une « possession », une action directe et une perpétuelle ingérence du Malin. Tout cela sans la moindre psycho- logie. Le Malin est le seul héros. C'est lui qui inspire à Jeanne le Hardouey une effroyable passion pour l'abbé de la Croix-Jugan, et l'amène à se jeter dans une mare. C'est lui qui domine jusqu'au suicide le prêtre marié, l'abbé Sombreval. C'est lui qui... On pourrait mul- tiplier les histoires. Et Barbey d'Aurevilly va ainsi, mettant le Diable partout, mais avec quelque préten- tion de nous terroriser par la menace des vengeances que Dieu ne saurait manquer d'exercer contre les dia- boliques possédés.

Jusque-là il n'y aurait qu'enfantillages innocents, le satanisme semblerait n'être qu'un satanisme de moine prêcheur. Faut-il en croire les critiques sévères qui ont dénoncé la corruption de Barbey d'Aurevilly ? « S'il prétendait toujours honorer l'Eglise, est-il dit dans A Rebours, il n'en adressait pas moins, comme au moyen âge, ses postulations au Diable et il glissait, lui aussi, afin d'affronter Dieu, à l'érotomanie démoniaque, for- geant des monstruosités sensuelles, empruntant même à la Philosophie dans le boudoir un certain épisode qu'il

-67- assaisonnait de nouveaux condiments, lorsqu'il écri- vait ce conte : le Dîner d'un athée. »

Méfions-nous donc du catholicisme de ce catholique forcené qui crut au Diable encore plus qu'à Dieu, et qui fut le pontife, le cabotin aussi, d'un satanisme verbeux redondant, romantique, d'un satanisme Satan paraît plus en Croquemitaine qu'en Méphistophélès.

Pour chapelle, celui-là, dandy et homme du bel air, des belles manières, des belles dentelles, eût voulu le faubourg Saint-Germain. Le « faubourg » il eût fait frémir, au nom du Maître, de Satan, quelques femmes « spirituelles, nobles, du ton le plus faubourg Saint-Germain, mais hardies comme des pages de la maison du roi, quand il y avait une maison du roi et des pages ». Il n'eut pas le « faubourg ». Il prit la rue. Il la lui fallut toute grande, avec des pans de ciel noc- turne pour voûte, avec les étoiles pour mystiques flambeaux, avec des silences sur son passage, des contemplations et des vénérations qu'il se plut à ima- giner. Et il eut l'air, une vie tout entière, de por- ter Dieu vraiment à son chapeau, à son jabot, à tous les oripeaux d'un sublime et infatigable histrionisme !

Enfin, Villiers de l'Isle-Adam !

« Sache une fois pour toutes, dit Maître Janus à Axel,

- 68- qu'il n'est d'autre univers pour toi que la conception même qui s'en réfléchit au fond de tes pensées : car tu ne peux le voir pleinement, ni le connaître, en distin- guer même un seul point tel que ce mystérieux point doit être en sa réalité... Si tu veux posséder la vérité, crée-la ! comme tout le reste ï Tu n'emporteras, tu ne seras que ta création. Le monde n'aura jamais pour toi d'autre sens que celui que tu lui attribueras... Puisque tu ne sortiras pas de l'illusion que tu te feras de l'uni- vers, choisis la plus divine. » Et Maître Janus prêche la libération de l'être par la renonciation, par l'ascétisme. s< Extrais-toi de la geôle du monde, enfant des prison- niers. »

Villiers de l'Isle-Adam passa parmi les hommes comme un Maître (anus, leur criant « la loi du radical détachement des choses » et le devoir de répondre à l'appel du dieu que chacun porte en soi. Il fut un idéa- liste sublime, le grand voyant de l'Idéal. Il fit un rêve qui dura toute sa vie, l'innocent et beau rêve d'élever de la terre vers les cieux supérieurs l'humanité esclave, de tourner ses regards vers le monde du mystère. «Ne sens- tu pas ton être impérissable briller au-delà des doutes, au-delà de toutes les nuits... Spiritualise ton corps : sublime-toi. » Et il y employa la magnificence du plus somptueux des styles, la poésie la plus exaltante, le

-69- bercement des rythmes les plus savants. Quand Tri- bulat Bonhomet eut par trop déçu son rêve, il se vengea par une ironie impitoyable et superbement hautaine. Dans un ardent reproche tient plus de regrets que de haine ou de mépris, il eût dit à la race entière des hommes comme encore Maître Janus à Axel : « So.s donc ton propre apostat. Baigne de ton esprit la chair- Revêts de tes désirs les lignes des créatures, leur nu- dité : dissémine-toi ! Multiplie les mailles de tes chaînes ! Deviens-les ! Deviens encore des entrailles ! Goûte aux fruits de réprobation et d'angoisses ; tu en cracheras bientôt la cendre, car ils sont pareils à ceux de la Mer Morte. Enrichis d'une entité de plus le monde noir souffrent les volontés éteintes qui ne se sont pas éper- dument lancées, au dédain de toutes choses, vers l'in- créée-Lumière ! Plus d'espérances hautes, d'épreuves rédemptrices, de surnaturelle gloire; plus de quiétude intérieure. Tu l'as voulu. Tu es devenu ton justicier et tu te seras précipité toi-même. Adieu. »

Pourtant, ce ne fut pas toujours la faute de ce pauvre Tribulat, s'il ne comprit pas le vague « hégélianisme » de Villiers et encore moins les élévations mystico-phi- losophiques que Maître Janus a empruntées à 1 esoté- risme du « monde occulte ». Il y a dans tout cela plus de poésie que de clarté et de précision, et ce sont vi-

70 sions de prophète plus que théories de philosophe. L'imagination, qu'il avait inquiète, féconde, vaste, em- portait par d'irrésistibles élans le génie de l'écrivain vers les fascinations lointaines. Il devenait incapable de l'application réfléchie que demande une étude pro- prement philosophique. Un songe, un songe immense et parfois obscur, surgissait de l'inconnu, et jetait une ombre sur ses pensées. C'est seulement par la radieuse splendeur d'un verbe dont on ne saurait expliquer l'éclat intime et la vive lumière que par la diffusion d'une mystérieuse beauté, qu'un pareil songe s'éclairait enfin. Ce que dit Villiers, on ne parvient pas toujours à le penser ; mais on le sent, on le voit dans une ful- gurante magnificence des mots. Les admirateurs ordi- naires de Voltaire ne doivent ni nous étonner, ni nous offenser, s'ils déclarent ne pas comprendre Axel, alors qu'ils comprennent si aisément Candide. Il ne faut ici qu'une vue juste et courte qui saisisse le contour net des choses exprimées ; il faut une intuition, une « voyance », si l'on peut ainsi dire, qui pénètre, au risque des illusions et des erreurs, en ces régions de l'Inconnaissable fermées à l'exacte raison et où, pour- tant, comme en des ténèbres semées d'étoiles, semblent irradier quelques lueurs de vérité, de beauté. « Vains fantômes ! » diront des gens de bon sens et

7i - de raison. Peut-être. Mais ces fantômes attirent et élè- vent le regard. Ils se meuvent comme de lumineuses -mées sur le ciel, sortis d'un au-delà mystérieux, d'un nvisible règne l'Absolu. De cet Absolu, de Dieu 3nfin, une annonciation nouvelle a été faite à notre génération oublieuse par ce mystique et sublime pro- ohète, Villiers de l'Isle-Adam. Ce prophète a parlé ;omme parlent tous les prophètes, en termes évoca- :eurs. Il n'a pas raisonné, il n'a pas prouvé. Mais, par :outes les puissances de l'émotion artistique, il a révélé i quelques âmes la notion du divin qui vit toujours, nextinguible lumière, au fond de la conscience. «Je l'instruis pas : j'éveille », dit Maître Janus. Il a été, le ^rand Villiers, ce révélateur qui éveille.

Et, assurément, un révélateur religieux. On en donne un beau témoignage. Après la mort de l'auteur ÏAxël, diverses variantes furent retrouvées du dé- nouement de ce drame. Axel, dans l'une de ces va- riantes, se sauve du vertige de la mort par cette in- vocation à la croix : « O croix ! je ne puis te dire idieu !... Voici que je le sens bien : l'amour de toi seule fermente en mon sang. Celui qui fit de toi ce que tu 2s... m'attire. Que serait un Dieu, qui n'eût pas fait Dour nous ce que sut accomplir le Fils de l'Homme ! Et que serait alors ce prétendu Dieu devant cet Infini,

- 72 - Jésus l'étemel mage ! Donc, c'est bien lui, Dieu le Verbe même, sinon personne. Et, si le Fils de l'Homme s'est trompé, l'humanité n'est que leurré ! Car il ne saurait avoir menti pour nous donner l'espérance. Il faut, d'un cœur simple, le recevoir, ce qui est le comprendre, et nul ne peut le comprendre que par l'amour qu'il donne à ses élus. » C'est une page d'inspiration chrétienne. Elle marque bien le terme auquel devait aboutir l'œuvre de Villiers. Car de son art surtout on peut dire qu'il fut une constante ascension, une ascension par delà les réalités misérables, vers le monde du mystère et vers le ciel d'un sublime Idéal, vers Dieu, vers le Christ.

Le grand-prêtre de l'Idéal, Villiers de l'Isle-Adam, on l'imaginerait volontiers errant en habits sacerdotaux d'archidiacre à travers le chœur claustral d'une chapelle de vieille abbaye, ou bien agenouillé sur les marches de l'autel dans un recueillement d'adoration. Mais entre ses mains, insensiblement, on mettrait la mystérieuse rose que Sara portait fanée sur sa poitrine, l'inconsolable rose morte de son ombre et dont elle disait le deuil à Axel, tandis que des harpes soupiraient au lointain le chant des Rose-Croix.

II

j Mais ils sont morts, les grands pontifes, et leur voix prophétique est éteinte.

Le silence, pour cela, ne s'est point fait dans les temples du mysticisme. Car le Sàr a ouvert le sien, un temple d'où l'on ne chasse pas les vendeurs et qui est jn peu boutique. Et les cent bouches de la réclame y ont appelé les profanes.

Il a voulu, le Sàr, rattacher son entreprise à la grande :radition des prophètes mystiques. Fecisti mibi magna, luipotens es, disait-il dans une dédicace du Vice su- prême à Barbey d'Aurevilly. Et il disait encore au Maître: < Le Vice suprême n'était-il pas votre livre parmi mes ivres?... Je vous le vouais, pendant la parturition,

74 selon la Norme de hiérarchie qui me fait tenant du Con- nétable des lettres catholiques ». Il lui proposait de le réconcilier avec Merodak, en lui révélant le mage qu'il était lui-même, puisque » la thaumarturgie suprême réside à émouvoir les cerveaux et les cœurs pour y ré- gner », et que les œuvres de génie sont des œuvres de magie.

Barbey était souvent bon juge. 11 reconnut à Péladan, dès les premières œuvres, les qualités d'un écrivain et d'un penseur très indépendant, très élevé. Il le jugea grand artiste. Enfin, l'auteur du Vice suprême lui parut avoir « les trois choses les plus haïes du temps présent : l'aristocratie, le catholicisme, l'originalité. Autant dire que le <s connétable des lettres catholiques» se retrouvait en ce jeune écrivain, ence peintre des décadences, à qui il donnait le noble conseil de se souvenir qu'il n'avait pas besoin, pour la beauté et la gloire de son œuvre future, « d'une autre magie que de la magie de son talent ».

Mais depuis, Péladan, devenu le Sàr, s'est donné pour surprenante tâche d'être le chevalier à la char- rette de l'idéal. « On connaît, a-t-il écrit dans un pros- pectus (car, désormais, il y a plus de prospectus que d'œuvres), ce roman de chevalerie les preux, prêts à jouer leur vie sur un rien, reculent devant la néces» site de monter en armes une charrette de paysan pour

75 iller délivrer une princesse. Nous avons sacrifié notre prestige et un peu de notre paix pour obtenir l'attention dont nons avions besoin pour de chères idées et leurs tenants. Nous avons été l'homme-affiche de l'au-delà, le chevalier à la charrette. » Et il a dit ailleurs : « Je ne suis qu'un clairon ; mais je sonne le rassemblement pour l'idéal. » En vérité, tant de batelage, tant de charlatane- tfe, n'auraient été que pour forcer l'attention des ba- dauds et des snobs ! Le Sâr aurait voulu, comme il dit encore, « scandaliser pour convertir et étonner pour iémontrer »! Il serait alors bien près de l'héroïsme. Jouer bans une défaillance, devant la foule des rues toujours noqueuse, ce rôle de dandy ou de grotesque par lequel l'orgueil de la personne aurait été sacrifié à l'annoncia- jion de la vérité, de la beauté, de l'idéal ; tenir ferme ce nasque de mage solennel et impassible, qui oppose 'antique majesté, ou même une excentricité courageuse nent hautaine, à toutes les vulgarités et à toutes les ampantes bassesses d'un monde de pieds plats ; affirmer out près du « boulevard », pour tous les passants de la- îoce, «l'accumulât dynamique que cache le Beauséant », rt du parvis d'un sanctuaire appeler sérieusement les jrens de « blague » aux mystères du Graal, du Beaucent ft de la Rose Crucifère ; enfin, oui, être l'homme-affiche >e l'au-delà : ce serait incontestablement d'une su-

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blime bravoure, si cela était d'un sincère amour de Fart. Et peut-être le Sâr est-il devenu, en effet, la dupe des sentiments qu'il avait pris la peine de représenter par le monde. Peut-être sa magie d'étoffes, d'agrafes, d'oripeaux divers, de gestes, de poses, a-t-elle fini '; par lui monter au cerveau. Pour être Sâr, on n'en est pas moins Delobelle. Mais aussi nous nous rappelons tout simplement la réplique de Mesnilgrand dans le j Dîner d'athées de Barbey d'Aurevilly : « Mon cher, les ; hommes... comme moi n'ont été faits de toute éternité j que pour étonner les hommes... comme toi ? » Et nous admirons stupidement.

L'influence du Sàr passé grand-maître de la Rose-Croix valut mieux que son œuvre et son rôle. Car ce meneur de réclame avait adressé à tous les artistes de l'idéal cet appel : « Aimez le Beau plus que vous-même et ayez pour prochain, pour cher autrui, l'Idéal. Venez tels que vous êtes, pécheurs mais poètes, mécréant» mais enthousiastes, sans vertus mais pleins d'œuvres.» Et il proposait de substituer l'amour du Beau, l'amour de l'Idée, l'amour du Mystère, à l'Amour, ou encore de créer une passion et une volupté du Beau, une passion et une volupté de l'Idée, une passion et une volupté du Mystère. « Aux œuvres, aux prières, proclamait-il, pour l'Idéal ! » Les salons de la Rose-Croix furent fondés

- 77 - d'après cette haute et noble inspiration. Il est indé- niable qu'ils marquèrent dans l'art une sincère réno- vation idéaliste. Sous le sceau de la Rose Crucifère, c'est vrai, quelques impuissants et quelques « inten- tionnistes » sans métier parvinrent à raccrocher l'at- tention d'une séquelle de snobs qui ne les auraient point aperçus ailleurs qu'aux « gestes esthétiques » du Sâr. Pourtant il faut reconnaître que de vrais et grands artistes, Dampt, Walgren, Pierre Rambaud, Alexan- dre Séon, Aman Jean, Armand Point, Jean Delville. Carlos Schwabe, Marius Simmons, Maurice Chabas, Al- phonse Osbert, et tant d'autres, affirmèrent par l'incontestable supériorité de leur talent, dans le tem- ple de la Rose-Croix, ce renouveau d'idéalisme qui. ces années dernières, a si rapidement et puissamment transformé notre art, et répandu autour de l'œuvre glo- rieux et sacré du maître Puvis de Chavannes une vie de jeunesse. Et si, en vérité, le mouvement idéaliste a eu ses mystiques origines dans la chapelle Rosi-Cru- cienne « la Rose florit au seuil du Temple », « les épées du vouloir étincellent parmi l'encens », « la sainte colombe peut descendre sur leGraal qui déjà rou- geoie », pourquoi ne pardonnerions-nous pas au grand maître de l'Ordre, au Sàr, de tant étonner le monde et même de le faire rire?

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La mode est capricieuse. Au Sâr Péladan le ridicule, qui tue quelquefois, gagna la faveur de quelques demi- mondaines dont les changeantes fantaisies constituent la mode, cette loi du snobisme. Et la Magie envahit les salons. Que de Mages, de toute barbe et de tous che- veux, surgirent tout à coup, dans un élan de concurren- ce ! Ils répandirent sur les plus belles âmes, comme Zeus olympien ses nuées, les rêveries confuses et la révé- lation quelquefois profonde, quelquefois ingénue, tou- jours absconse, d'un hermétisme qui commence par ahurir et finit par imposer la foi. L'occultisme, mes- dames ! L'occultisme, messieurs !

11 y eut une admirable contagion d'enthousiasme pour les secrets de l'« Irrévélé». De nombreuses revues se fon- dèrent, Y Aurore, l'Etoile, Y Initiation, le Lotus bleu, qui trouvèrent mieux que des lecteurs, des adeptes. Une littérature se forma, pleine d'intentions religieuses, et dans laquelle s'exprimèrent, par de magnifiques élans, par des élévations ferventes, le trouble et l'inquiétude des âmes. A quelque positiviste qui douterait de l'irré- ductible intensité du sentiment religieux et du phéno- mène mystique, il ne serait que de signaler cette étrange préoccupation d'un « au-delà » occulte, ce tourment des regards irrésistiblement fixés sur la nuit du mystère. Le mystère, l'attrait du mystère par

- 79 ~ tout ce qu'il ouvre de noirs et fantomatiques horizons, par le sensuel frémissement qu'il suscite en nous de l'incertitude, de la superstition, de l'hallucination, et par la grandeur obscure qu'il donne à nos songes les plus fous, sera toujours le charme asservissant de l'humanité, sa vieille et jeune chanson. Toujours il fera la fortune des Mages chanteurs, des Grands-Maîtres chanteurs de divers ordres.

Les très vrais artistes des Salons de la Rose-Croix, d'autre part, eurent à subir un ignominieux « démar- quage » de leurs inspirations les plus personnelles. Des barbouilleurs de genre, chromolithographes ordinaires de l'aristocratie financière ou épicière, se mirent à plan- ter des crucifiements sur le haut de la butte Mont- martre. On ne vit plus que Golgothas à tous les Salons. ; Les plus vieux et les plus vieillis d'entre les membres de l'Institut s'en mêlèrent. Et cela finit par les saintes femmes au pied de la croix de ce Ghirlandajo hongrois, Michel de Munkacsy. « Les salons, a dit Camille Mau- clair, regorgèrent de saintes femmes au tombeau, de lacs de Génésareth, de calvaires, d'apparitions, de pardons et de bénédictions, le tout exécuté dans cette manière blanche et ces éclairages de lanterne magique où, l'an- née précédente, les peintres improvisés mystiques mon- traient bénévolement le pont d'Asnières ou une cour

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de ferme. Ce fut une consommation effroyable de mis- sels, de chasubles, d'ostensoirs, et de lys. On faillit ri- diculiser les lys ï Tous les signes de la foi y passèrent, il n'y eut que la foi qui manqua... On appela mystique une peinture plate, aux tons de tapisserie, avec des modèles presque nuls, une chlorose élégante et fade. On appela mystique le préraphaélisme grec de M. Burne- Jones. Les théâtres figurèrent la Passion en vers et en tableaux vivants. Les poèmes s'emplirent de chevaliers et de palefrois, de castels et de troubadours. On rangea sous la même étiquette les étoffes Liberty, l'anémie, la Vierge, les vitraux, Edgar Poe, les primitifs, Sarah Bernhardt (dans tous ses rôles), les coiffures à bandeaux plats, surmontées, par quel bizarre caprice ! de cha- peaux cabriolet du goût 1830, la maigreur, M. Péladan, les robes sans taille et les derniers livres de M. Huys- mans. Cecapharnaùm fournit l'arsenal du mysticisme.» Le capharnaùm n'eût pas été complet, si l'on n'y avait pas vu apparaître les cornes et la fourche de Sa- tanas. Les livres de Huysmans, justement, pourvurent à cette suggestion indispensable. On parla de sata- nisme, de « messes noires », et d'autres extravagances ou lubricités qui se seraient passées là-bas, au pays de Cocasse. Les imaginations en eurent pour leur compte. Que de gens, détraqués par toutes les confessions de

- 81 - Durtal, l'ami de Mme Chantelouve, en arrivèrent à ne pouvoir aller dans les champs, dans les bois, sans dé- praver la nature parleur seule présence, et à ne pouvoir regarder un arbre dressant ses jambes en l'air, sans voir ce que personne ne voit. Ils découvrirent « des priapées dans les futaies ». Le mysticisme eut ses né- vropathes et ses fous, qui voulurent se faire prendre pour des diaboliques.

Or, sur le Satanisme un reporter veillait.

* L'Annonciateur-des-Lunes qui veillait toutes les nuits au haut du temple d'Eschmoûn, pour signaler avec sa trompette les agitations de l'astre, aperçut un matin, du côté de l'Occident, quelque chose de sem- blable à un oiseau frôlant de ses longues ailes la sur- face de la mer. »

Poète, artiste d'une sensualité parfois aiguë et parfois langoureuse, doux berceurde rythmes et subtil manieur de symboles, âme lyrique enfin, pourquoi M.Jules Bois, qui pourrait si précieusement chanter en vers et en prose, chanter toutes les divinités de l'idéalisme ou du mysticisme, s'attarde-t-il avec tant de complaisance en tant, de chapelles et d'alcôves que son imagination peu- ple de démons blêmes ? «Je n'ai pas voulu, a-t-il dit, chanter dans les temples gardés par les rhéteurs, mais sur les montagnes la pureté laisse davantage res-

pirer Dieu. » Et le malheur est qu'en disant cela il a été sincère. Étrange trouble d'esprit qui trahit trop cette décadence devait finir la mysticité voluptueuse! On conte en belles strophes le « péché nocturne » qui déshabille et qui viole, on tresse des guirlandes pour >< quelque chaste courtisane », on invoque son « daï- mon >\ on regrette avec la « démone » que rien ne soit pervers, hélas ! hélas ! et que tout soit immonde, et, de bonne foi ou avec des airs qui y ressemblent, on se vante de « respirer Dieu ».

C'est que de véritables dons de poésie, une sensibi- lité fine et l'imagination la plus inquiète de rare beauté, ont subi je ne sais quelle corruption par la hantise d'un satanisme qui ne peut paraître à un tas de mécréants que puérilité ou forte malice. M. Jules Bois aurait écrit de plus beaux vers encore que ceux de Prière ou de Douleur d'aimer, s'il avait été un poète tout simple- ment. Il a couru ce monde de mystère se cachent les petites religions de Paris ; il en a dit les naïvetés ou les horreurs. Il a vu le diable, il l'a vu partout. Il s'en est fait le reporter, ou bien, si ce mot risque d'être trouvé trop peu mystique, il s'en est fait l'évangéliste. Cela nous a gâté l'évangéliste, le poète, et même le diable qui nous semblera désormais plus facétieux que tragique.

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Dans une étude vigoureuse et fanatique sur le mys- ticisme littéraire de ces dernières années, étude qui sert de Préface à un beau livre d'artiste, le Latin mys- tique, de M. Remy de Gourmont, Huysmans a écrit : « L'on peut dire de la Mystique qu'elle est l'âme et qu'elle est l'art de l'Eglise même. Or, elle appartient au ^catholicisme et elle est à lui seul. Il ne faut pas, en effet, confondre le vague à l'âme, ou ce qu'on appelle jl'idéalisme et le spiritualisme, ou même encore le déis- me, c'est-à-dire de confuses postulations vers l'inconnu, •vers un au-delà plus ou moins trouble, voire même vers une puissance plus ou moins occulte, avec la Mystique qui sait ce qu'elle veut et elle va, qui cherche à etreindre un Dieu qu'elle connaît et qu'elle précise, qui veut s'abimer en Lui, tandis que Lui-même s'épand en elle. La Mystique a donc une acception dé- limitée et un but net, et elle n'a aucun rapport avec les élancements plus ou moins littéraires dont on nous parle. »

C'est vers la Mystique, par delà le mysticisme qui sans doute ne lui semblerait, ainsi qu'à Huysmans, que fariboles et bas pastiches rabaissés au niveau des cuvettes, qu'un écrivain noble et fier, noble jus- qu'à paraître un peu Don Quichotte vengeur, et fier jusqu'à se montrer farouche aux écumeurs de la litté-

-84 - rature, M. Remy de Gourmont, a tourné son culte et ses recherches. Il a écrit le Latin mystique. L'œuvre est d'un bénédictin pour l'érudition, et d'un savant mo- derne pour l'indépendance de jugement, la méthode, la mesure ; elle est d'un pieux extatique d'autrefois pour le sentiment, et d'un pénétrant artiste d'aujour- d'hui pour le sens et le goût. Les plus belles hymnes de la liturgie catholique y sont reconstituées dans leur intégralité première, traduites et paraphrasées en une langue fervente l'on sent de la foi et de l'amour. Une foi et un amour bien personnels. Le grand intérêt des études et de ce qu'on eût appelé autrefois les « ré- flexions » de M. de Gourmont sur les chefs-d'œuvre de la poésie mystique, est justement qu'on y recon- naît la loyale liberté d'un esprit qui s'est affranchi des admirations ou des préventions convenues, des juge- ments scolastiques, des interprétations traditionnelles, de la « lettre » apprise, et qui soumet tout à l'épreuve d'une critique directe. Il n'y a ni théologien, ni « lai- que », mais une âme de croyant, ou plutôt de mysti- que, ingénument sensible aux attendrissements des naïves prières, à la ferveur des adorations et des louan ges saintes, à l'horreur des invocations contre la triste chair de péché, à tout le mystère enfin des rêves- dévotieux, des visions et des espérances. Sur le Diei

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trce, sur le Stabat, sur l'Office du Saint-Sacrement, sur la poésie franciscaine, sur l'œuvre poétique de saint Bernard, l'auteur du Latin mystique a écrit de courtes mais pleines pages, dont l'inspiration est tout natu- rellement religieuse en sa franche spontanéité. La clair- voyance littéraire n'y a rien perdu. Et c'est chose re- marquable qu'un mystique d'âme ait pu demeurer par l'esprit un aussi sûr et ferme juge. Si souvent les ar- deurs de la piété emportent la critique aux enthou- siasmes aveugles! D'ailleurs, le lettré singulièrement expert pour son compte aux subtilités et aux raffine- ments de 1' « écriture » décadente, a éprouvé le charme i'une littérature de « primitifs » et a su en discerner l'inspiration profonde. Comme Huysmans et avec la même vivacité d'impressions, M. de Gourmont a .pénétré lusqu'à cette idéalité surnaturelle des mystiques i'art n'est plus qu'une prière. Il a senti « l'âme du latin même », de ce latin d'église qui « parvint à forcer le tréfonds des âmes, à rendre ces sentiments que fit iclore la venue du Christ : les adorations et les pure- lés, les contritions et les transes ». Qu'importe, après :ela, que de bons grammairiens puissent contester 'exactitude littérale de certaines traductions du Latin nystique ! Le livre a mieux que l'exactitude : il a la /érite, cette vérité d'intuition et de sentiment que

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seul un moine de lettres pouvait mettre en un livre d'heures dont plus d'une phrase semble « tramée avec les fils en argent dédoré d'une vieille étole », et qu'il faut lire « solitaire, chez soi, à l'abri des mufles ».

Or, dit M. de Gourmont, « ce latin méprisamment connu sous le nom de latin d'église est un peu plus attirant que celui d'Horace, et lame de ces ascètes plus riche d'idéalité que celle du vieux podagre égoïste et sournois... Seule, que l'on soit croyant ou non, seule la littérature mystique convient à notre immense fa- tigue. » Et il nous révèle ainsi, comme en passant, quelques-uns des plus intimes caractères du mysti- cisme nouveau. C'est d'abord un affranchissement impétueux de toute la classique sujétion des formes païennes, et la recherche d'un art plus libre, plus sin- cère, dans l'expansion toute naturelle du sentiment chrétien ; c'est le dédain des pensers médiocres dont les épicuriens littéraires du troupeau d'Horace se firent un banal dilettantisme, et un effort vers l'idéalité la plus haute et la plus austère de l'àme ; et c'est enfin, dans l'immense fatigue d'avoir été toujours déçu par une philosophie de courte vue, l'élevante inquiétude des rêves obscurs, des profonds « au-delà », et, pour tout dire, du mystère religieux.

De tout cela, qui est l'idéalisme mystique, nous re-

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rouvons lame répandue dans d'autres grandes œuvres de l'auteur du Latin mystique. Nous avons de lui un roman, Sixtine, C'est un poème un peu touffu qu'il a écrire, le haut rêveur de lettres, dans la tour d'ivoire de ses beaux songes, loin de la vie. Et ainsi de beau. ;oup de contes d'une mysticité fantomatique auxquels ies pauvres vivants de ce monde ont leurs raisons de ffie rien comprendre. « On ne connaît, prétend M. de jourmont dans une étude sur Y Idéalisme, que sa pro- pre intelligence, que soi, seule réalité, le monde spécial ît unique que le moi détient, véhicule, déforme, ;xténue, recrée selon sa personnelle activité. » Les iffreux bourgeois de la littérature ou du pot-au-feu en usent comme s'ils croyaient qu'il dit vrai, et s'entêtent \% ne pas le connaître, lui, le grand « ariste » de l'idéa- isme. Il s'en venge parfois. On finira bien par savoir que les superbes assauts des écrivains « jeunes » ou .< nouveaux » contre les écrivains que le bourgeoisisme a sacrés « illustres », c'est M. Remy de Gourmont qui les mène. Il y met beaucoup de dédain, et peut-être de la violence. Mais, en ce temps de veulerie, dédain et violence sont la seule chevalerie qui reste.

La chapelle mystique de Péladan, c'est toute tente de :arrefour, pas très loin des fenêtres de quelque prin

cesse d'Esté qui dira d'entrer, le Sàr Tabarin peut amasser les badauds du snobisme.

La chapelle mystique de Jules Bois, c'est un de ces %< eschaffaults » du moyen âge dont 1 âge moderne a fait des tréteaux, et sur lesquels se jouaient les « mys- tères >\ les farces aussi tandis que les démons rôdaient aux alentours, faisant parmi la foule force gambades, grimaces et contorsions.

Mais la chapelle mystique de Remy de Gourmont, enfin, c'est quelque vieille église, mais il ne va se chanter à lui-même et pour lui seul, en rêve, quelque prose de la liturgie qu' « à ces heures solitaires ou des femmes prostrées demandent au Seigneur l'apaisement de leurs maux j>.

QUATRIEME PARTIE

CROYANTS OU CRÉDULES

Le mysticisme eut aussi ses croyants, ou ses cré- dules. La croyance, ou la crédulité, n'est pas toujours la foi.

Ce fut un croyant, « le grand Hello ».

Il mourut en 1885, quand s'annonçait à peine dans notre littérature la rénovation mystique. Ayant tou- jours passé pour un écrivain catholique, il avait été peu lu. Même la jeunesse l'ignorait. « J'ai lu, écrivait Dru- mont, des premiers Paris de quatre colonnes sur une figurante des Variétés qui venait de 'quitter la terre, sur

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des concubins qui s'étaient décidés à se marier, et c'est à peine si le grand Hello a eu trois lignes de nécrolo- gie. >v

Ce dut être encore des Esseintes qui révéla l'au- teur de l'Homme à nos jeunes décadents. « Presque isolé dans le groupe pieux que ses allures effarouchaient, est-il dit dans A rebours, Ernest Hello avait fini par quitter ce chemin de grande communication qui mène de la terre au ciel : sans doute écœuré par la banalité de cette voie, et par la cohue de ces pèlerins de lettres qui suivaient à la queue-leu-leu, depuis des siècles, la même chaussée, marchant dans les pas les uns des autres, s'arrêtant aux mêmes endroits, pour échanger les mêmes lieux communs sur la religion, sur les Pères de l'Eglise, sur leurs mêmes croyances, sur leurs mê- mes maîtres, il était parti par des chemins de traverses avait débouché dans la morne clairière de Pascal il s'était longuement arrêté pour reprendre haleine, puis il avait continué sa route et était entré plus avant que le janséniste, qu'il huait d'ailleurs, dans les régions de la pensée humaine. » Un croyant, et un penseur, qui ne ressemblait ni à de Maistre, ni à Veuillot, en dépassant Pascal ! On voulut y voir, et on se mit à découvrir Hello.

Aujourd'hui c'est affaire entendue dans le monde

- 93 - des revues mystiques, <> le grand Hello » fut un génie méconnu, un prophète inspiré, un « Samson du monde des esprits >\ qui fut dans la foi, mais qui ne s'y laissa point enferrner et « emporta avec lui sur la montagne les portes de sa prison. » Son action est profonde sur la jeune littérature. Le singulier accord qui est en lui d'un pénétrant esprit d'analyse et d'un biblisme élo- quent, d'une libre allure de pensée et d'une foi résolu- ment fanatique, plaît à notre génération d'intellectuels dont c'est le perpétuel souci de concilier les raffine- ments les plus subtils d'une critique indépendante avec l'émotion mystique ou même avec les suprêmes rési- gnations de la croyance absolue. Par lui le Livre des visions, d'Angèle de Foligno, et les meilleures œuvres de Ruysbroeck l'Admirable, sont devenus, dans cer- taines chapelles littéraires, des manuels de piété mysti- que. Et peut-être pourrait-on dire que, si M. Maurice Maeterlinck a été amené à traduire Y Ornement des Noces spirituelles et à écrire telles sublimes pages du Trésor des Humbles, c'est parce que Ernest Hello avait déjà ouvert le sillon se lève la moisson d'or des idées et de l'art nouveau. Comme Baudelaire donc, et comme Barbey d'Aurevilly ou Villiers del'lsle-Adam, « le grand Hello » est un mystique d'à présent par l'influence de son œuvre de plus en plus connue, admirée, et qui de

- 94 - plus en plus dirige vers le catholicisme littéraire les aspirations d'une élite.

Il était tout naturellement prophète.

Par l'aspect, d'abord. Très maigre, d'attitude penchée, mais portant haut un visage énergique, au large front, aux yeux profondément brillants, il allait dans la rue comme un personnage hofïmannesque. « Sa tête étrange et fulgurante, sa tête aux cheveux légèrement épars, était illuminée par deux veux qu'on ne peut oublier. Ils étaient tout remplis de cette flamme semi-douce et ter- rible, de cette lumière supérieure que les hommes ont appelée le Génie. Le front était vaste comme la pensée. Le dos, légèrement voûté comme celui d'Atlas, sem- blait courbé sous le poids de quelque invisible Uni- vers (i) 3

Par le geste aussi et par la parole apocalyptique, évoquait des visions de prophétisme. Un de ses ami* le rencontra parmi les orgiaques fêtes de l'Exposition de 1867. Et Hello de gravement lui dire, avec un geste fatidi- que : q Mon ami, je m'étonne. » Une stupeur vraie élargissait ses traits. 11 reprit après une pause : « Je | viens de passer devant les Tuileries et elles ne brûlent pas encore ! » Puis il leva la main comme les envoyés

(1) Henri Lasserre, Préface de l'Homme.

:

1S

- 95 - de Dieu qui annonçaient les malédictions suprêmes aux villes corrompues, et ajouta : « Les Barbares tar- dent bien à venir ! Que fait donc Attila ? »

C'était le ton le plus ordinaire du maître à ces soi- rées d'Auteuil se réunissait la jeunesse catholique. Ernest Hello parlait, parlait, d'une voix tantôt basse, grave, et tantôt vociférante. Un rare geste semblait, par longs intervalles, draper quelque manteau de pontife, puis imposer d'autorité de solennelles affirmations. Tout était d'un oracle.

Et l'oracle disait :

%< La Vérité !

» La Vérité, lumière du sanctuaire !

» Elle étendra son rayonnement à toutes choses, a la philosophie, à la science, à l'art...

» Et les hommes s'agenouilleront devant la Vérité.

» L'Eglise catholique a la Vérité.

» L'Eglise catholique domine tous les siècles. Elle parle de l'éternité avec une familiarité singulière. Si l'Eglise n'était pas plus infaillible qu'une autre so- ciété ; si elle ne représentait que la grandeur humaine, dans sa plus haute expression ; si, parlant comme elle parle avec cette autorité foudroyante, elle ne parlait qu'au nom de l'homme, l'éclat de rire qui, d'un bout du monde à l'autre, accueillerait ses paroles, ferait

-96- trembler le sol, et les cathédrales s'écrouleraient!

» Races et siècles, vous qui passez, temps, espace, tenez-vous donc pour avertis ! »

Et l'oracle vaticinait longtemps, obsédé par sa vi- sion fixe, sans que rien pût l'en distraire. « 11 m'a bien souvent regardé, puisque je fus un moment de ses familiers, déclarait un ami ; je suis sûr qu'il ne m'a jamais vu. »

Ce prophétisme sincère et théâtral, majestueux et emphatique, éloquent et déclamatoire, est dans toute l'œuvre d'Hello. Ce ne sont que phrases et tirades sen- tencieuses qui jaillissent comme des éclairs de génie et, si l'on veut, illuminent des cimes sublimes ou d'effrayan- tes profondeurs. « Une voix lactée, a prétendu quelqu'un, de sublimités et de profondeurs. » Mais point de déduc- tion logique, ni même de liaison artificielle. Les transi- tions lui paraissaient « une des lâchetés de la rhétori- que, une des formes que prend, dans le langage humain, le respect humain. » Et il va donc par coups d'inspiration. Le style est entrecoupé, saccadé jusqu'à l'incohérence. Les idées ne s'éclairent point par le rap- prochement, et souvent elles se traînent dans une confu- sion obscure. Barbey avait bien jugé ce caractère de l'œuvre du grand écrivain. Il y reconnaissait moins et plus que du talent. « Le talent, a-t-il dit, à le bien pren-

97 - ire dans son essence, est quelque chose de continu, de rythmé, d'intégral, qui a je ne sais quelle largeur flu- viale, laquelle peut se précipiter ici pour s'alanguir là, mais qui présente toujours une surface étendue ; et, à proprement parler, Ernest Hello n'a pas cela. Je ne m'imagine pas qu'il s'étende jamais beaucoup dans un livre, avec le développement limpide et continu qui fait le livre. Mais il jettera des pages autour de lui, et si elles ne sont pas obscures et ténébreuses, elles étin- :elleront de génie. Il procède par feuilles détachées. Il :sst intuitif et rapide comme l'intuition... 11 est quelque- Ifois sublime, mais le sublime, non plus, ne dure pas... Le sublime, c'est le coup de foudre. » j: Or, le prophétisme est fait d'une grande foi et d'une grande assurance dans la foi. Sans effort, par une intui- tion de l'âme, le prophète voit Dieu. Il s'incline. Il écoute la voix qui annonce les hautes révélations. C'est une illumination de son esprit ; c'est un enchantement de son cœur. Point de place aux troubles de l'incerti- tude. Les vaines paroles de la terre ne montent pas jusqu'au prophète, qui plane dans les régions inacces- sibles. Et donc il ne discute pas ; il croit, parce que vraiment il a vu et entendu. « La mer Rouge venait de s'ouvrir, et le Sinaï venait de fumer... Pendant qu'il gardait ses troupeaux, Moïse avait vu le Buisson ardent :

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c'était là, au fond du mont Horeb. qu'il avait demandé le Nom du Seigneur : c'était que le Seigneur avait dit son Nom, et Moïse avait emporte ce Nom avec lui comme un guerrier qui se revêt de son armure. » Comme il fut le Moïse de sa foi. « le grand Hello » ! Il avait vu le buisson ardent. Pas une ombre n'obscurcit un instant cet éternel souvenir. Et l'on admire ce mys- tère d'une âme dont ce fut tout simplement la fonction de croire, d'acquiescer dans l'adoration au verbe divin, et qui ne put jamais comprendre l'orgueilleuse rébellion de tant d'autres âmes contre la foi. Hello fut le croyant, au degré ou d'aucuns l'appelleraient le crédule.

Peut-être cette foi de prophète visionnaire, cette par- faite assurance dans la foi, furent-elles faites d'un beau dédain des simples vérités de ce monde, et donc d'une hautaine ignorance. Ernest Hello n'avait rien appris. Il fit son droit; il fit même sa théologie. Il n'apprit rien de la science ou des philosophies nouvelles, bien persuadé que l'esprit humain n'avait pu faire de progrès depuis la scolastique. L'horizon de son savoir se limite donc aux vérités dogmatiques dont un professeur de Saint- Sulpice, comme à un élève bien soumis du séminaire, lui exposa l'immuable et traditionnel système. Par delà cette ligne de clartés célestes le théologien Hello se complaisait avec un sentiment de supériorité, comme

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s'il eût seul exploré le royaume de lumière, n'y a-t-il pas de larges frontières que de moindres vérités éclairent d'un demi-jour, et n'y voit-on pas errer, chercheurs de plein jour, les savants, les sages, les plus nobles d'en- tre les hommes qu'inquiètent les grands problèmes de la vie? Peut-être. Mais il faut redouter ce pays de ! ténèbres et d'illusions. Le soleil de Dieu n'y luit jamais. ' Et que sont les humbles fanaux que les humains y allu- ment ? C'est la lueur mortelle aux phalènes. L'apôtre des nations a montré aux exilés, aux égarés de ce pays, le flambeau salutaire. Il n'a voulu savoir que Jésus- Christ, et Jésus-Christ crucifié. La montagne du Cal- vaire est la citadelle rayonnante d'où s'épand toute lumière sur le monde; la croix du Christ est la croix de feu qui illumine tous les regards au fond des hori- zons les plus lointains. La croix est le dernier mot de la philosophie aussi bien que de la science. La croix est la Vérité, en laquelle on possède toutes les vérités. Et«le grand Hello », allant jusqu'au bout de cette exaltation d'intellectualisme mystique, pensait que le progrès de l'esprit consiste à diminuer le nombre de ses idées, à atteindre l'unique idée qui vaille, l'idée de Dieu dans la forme absolue de l'orthodoxie catholique.

Ce faîte gravi, c'est dans l'âme la sérénité suprême. « Allez dans la campagne, votre œil se repose, parce

Univers^

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que l'horizon s'élargit et parce que les couleurs sont variées. Gravissez une montagne, le repos de votre œil augmente avec le panorama qui se découvre. Enfin, regardez la mer. Même malgré vous votre œil se tran- quillise et s'épure; il jouit profondément delà limite reculée ; le ciel et la mer lui imposent le repos. Voilà ce que dit l'horizon. Tout près, l'objet regardé aveugle l'œil ; trop près, il le fatigue ; lointain, il le repose ; immense, il le ravit. Et la vue physique est l'image de l'autre. C'est la portée du regard qui le fait beau, qui le fait calme, qui le fait souverain et qui le fait pur. » Ce qui veut dire, sans la poésie, que l'esprit se tour- mente bien vainement des questions rapetissées que la vie suscite près de nous et dont le détail nous aveu- gle, qu'il faut voir haut et large, sur la montagne, et perdre son regard dans la placide et quiète contempla- tion de Dieu. Laissons en bas s'agiter savants et phi- losophes, pauvres gens. Nous, soyons en haut des croyants, et des théologiens mystiques.

Oui, mystiques. Car le prophète Hello ne s'en tint pas longtemps à la sèche dogmatique de son professeur de Saint-Sulpice. Il trouva même que les idées intéres- santes de Lacordaire étaient extérieures au vrai chris- I tianisme, et pouvaient porter cette inscription : Vues l prises du dehors. Et sans doute il jugea, ainsi que Louis

Veuillot, que <s si l'on considère l'ordre des génies, l'inculte Ruysbrœck comme théologien, partant comme philosophe et comme poète, surpasse Bossuet autant que Dante, par exemple, surpasse Boileau ». 11 alla donc aux purs mystiques, à Angèle de Foligno et à Ruys- broeck. Parvenu à ces sublimes oracles du mysticisme, et plein de pitié pour des penseurs de la philosophie chrétienne tels que Bossuet ou Lacordaire, que se se- rait-il soucié d'autres bons philosophes ou savants qui, plus loin encore de sa prophétique vision, s'entêtent avec une vaine âpreté à découvrir un savoir nouveau et à augmenter le dérisoire éclat des vérités humaines : Ceux-là, Hello prit le parti de les dédaigner, de les ignorer, et quand même de les accabler de toutes les imprécations de son prophétisme.

C'est ainsi qu'il a vite fait d' « écraser » Renan. Cela consiste à reconnaître « le charme de cette parole humaine qui s'est tournée contre la Parole éternelle », et à dénier tout le reste, par une criaillerie acharnée, sans d'ailleurs exprimer la pensée supérieure qui serait par elle-même une réfutation. La philosophie de Renan, c'est le vide, le néant absolu. La science de Renan, c'est une immense duperie. Le succès de Renan n'est fait que d'une glorification à outrance pour laquelle conspirent tous les ennemis de l'Église. « Et M. Renan ! Son léger

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talent, fait de finesses et de nuances, ne semblait pas fait pour une si grande fortune : mais il attaquait l'Eglise et il a été porté aux nues. Il est peut-être étonné lui-même de la grandeur de ses succès, et compare le sort qu'il a eu au sort qu'il aurait eu s'il était resté fidèle ! Cette comparaison est épouvantable. Lecteurs conservateurs, lecteurs catholiques, je vous le dis en vérité : Vous avez parmi vos écrivains des hommes de plus haute taille que M. Renan. Vous avez ce qu'il fallait pour le confondre. Mais vous ne l'avez pas confondu ! Vous avez oublié vos amis, vos défenseurs. Ceux qui ont écrasé M. Renan en principe et en droit ne l'ont pas écrasé en fait, parce que vous les avez abandonnés. » Et on retrouve l'éternelle rhétorique de combat, l'éternelle complainte d'un certain monde catholique. Ecraser, confondre ! Ecrivain de haute taille, dont un parti pris néglige de soutenir le mérite ! Le malheur est que les écrasés et les confondus demeurent debout toujours, comme s'il n'y avait pas des écrivains de si haute taille.

Hello, lui, se donna un jour pour tâche d'écra- ser et de confondre la plus puissante philosophie de ce siècle, la philosophie allemande. Il appela cela Ba- bel, bien entendu, et il fit ce discours : « Prenez un mi- croscope. Voyez-vous dans les bas-fonds se remuer ces

- io3 - infiniment petits ? Ce sont de petits bonshommes qui ne savent plus même lire. Vous qui auriez pu être grands, si vous aviez voulu vous mettre à genoux, Fichte, Schelling, Hegel, ah ! comme vous êtes punis ! Vous vous êtes révoltés sur les hauteurs, et vous voilà châ- tiés même dans les bas-fonds ! Quels sont ceux-ci, et que font-ils ? Ils parlent, mais ils ne disent rien ; on ne peut même plus ni caractériser, ni nommer leur erreur. Ils sont entrés dans le domaine du je ne sais quoi... He- gel a condensé l'erreur ; il l'a systématisée, il l'a profé- rée, si je puis ainsi parler, tout entière, et tout entière en un mot. Sa formule est sur le frontispice de l'Ecole de Satan, qui, désormais se moque des imitateurs, en les défiant de faire mieux. Satan s'est reconnu dan-j la for mule hégélienne, il l'a admirée comme une chose à lui, car l'Orgueil, Satan et Hegel poussent le même cri : l'Être et le Néant sont identiques. » Que vient faire Sa- tan en cette affaire, et que ressort-il, contre des systèmes philosophiques établis avec une si profonde sûreté de déduction, de cette redondante apocalypse qui ne réfute rien et n'énonce rien? Voilà comme le catholicisme pourtant s'oppose à l'hégélianisme, si « le grand Hello >* passe pour le prophète catholique.

Et enfin il émet contre la science ces préventions d'illuminé : « Pour saisir à son principe la catastrophe

.

104 de la Science, il faut jeter les yeux sur l'Eden. Science eut sa place dans la phrase que le serpent dit à l'homme : Eritis sicut DU, Scientes. Le nom de la Science fut l'occasion de la révolte, et ce souvenir a pesé sur elle d'un poids inconnu. Regardez l'histoire du monde. Une crainte mal définie s'empare de l'hom- me, quand le nom de la Science est prononcé. 11 lui semble vaguement, sans qu'il s'explique cette appa- rence, il lui semble vaguement que la science est dangereuse. Elle se lie, dans la haute antiquité, au Souvenir, à la fois confus et intime, d'une désolation épouvantable... La Science est suspectée, la Science fait peur à l'homme, comme si un écho, incomplet, mais prolongé lui répétait à l'oreille quelques syl- labes de la phrase du serpent. » Je ne sais si la science est si diabolique, et si terrible à l'huma- j nité. Dira-t-on jamais jusqu'où peut aller le diable ? i Mais c'est instituer singulièrement son procès que de remonter au serpent de l'Eden, d'aller chercher contre j elle des griefs si loin de notre âge où, parait-il, on a tant ij de faillites à lui reprocher, et de la présenter comme jl suspecte aux hommes quand tout leur effort est pour la conquérir.

Le prophète n'est pas toujours si plaisant. L'effort ! philosophique ou scientifique, tout le progrès inteîleç-

105 tucl d'un siècle qui semble ne guère se conformer aux lois de la contemplation supérieure des mystiques, finis- sent par l'exaspérer. Il se répand alors en paroles de colère, en hargneuses critiques, en malédictions vio- lentes. Il maudit comme Isaïe, mais comme un Isaïe du journalisme, qui ferait de la polémique, Il a des aphoris- mes aussi tranchants que des définitions ou des décrets conciliaires, et des imprécations aussi superbes que des anathèmes. Et vraiment il a mission de Dieu pour tirer vengeance de la chimie, de l'histoire naturelle, de

j la philosophie, qui ont cet irrémissible tort de ne pas s'en tenir aux renseignements scientifiques de la Bible

| ou au savoir surhumain de l'Eglise. Mais suivant l'avis de des Esseintes, « Ernest Hello s'était plu à jouer les petits saint Jean à Pathmos ; il pontifiait et vaticinait du haut d'un rocher fabriqué dans les bondieuseries de la rue Saint-Sulpice, haranguant le lecteur avec une langue apocalyptique que salait, par places, l'amertume d'un Isaïe... Il apparaissait ainsi qu'un apôtre vindicatif, or- gueilleux, rongé de bile, et il se révélait également te^ qu'un diacre atteint de l'épilepsie mystique, tel qu'un de Maistre qui aurait du talent, tel qu'un sectaire har- gneux et féroce. »

Ernest Hello, croyant, prophète et foudre d'anathè" mes, représente trop bien certaine race d'hommes, dont

- ioo le type se retrouve dans toutes les confessions reli- gieuses. — A ceux-là la foi est aisée, comme naturelle : elle leur est vraiment le don de Dieu. Un déterminisme de milieu, d'éducation, les a rivés à un credo. Ils sont heu- reux, en y réfugiant leur esprit, de continuer pour ainsi dire 1 'âme de leur famille ou de leur patrie. Ainsi du « grand Hello », qui naquit en Bretagne, d'une so- lennelle famille de la magistrature la religion était une loi de la conscience et une qualité professionnelle. Pour ceux-là, par une providence divine, la vie trace des sentiers de lumière et de paix. Ils vont l'imagina- tion charmée par toute la légende dorée de leur foi, le cœur exalté par les tendresses pieuses. Ni leur chair ni leur esprit ne connaissent les révoltes de la jeunesse. Ainsi du « grand Hello » qui, frêle de corps, vécut très près de sa mère, qui fut un travailleur de collège et un lauréat de concours, qui étudia son droit et la théologie sans tragique ébranlement de sa pensée, vers les vingt ans. Ceux-là vraiment, tout les maintient et les fortifie dans leurs croyances, de même que tout les y mena. La règle de leur existence, l'influence des affections nouvelles et jusqu'à leur travail leur sont des moyens de fidélité. Ainsi du « grand Hello », qui se voua par générosité et par amour de la gloire à la défense des idées religieuses, et qui épousa son amie d'enfance et

107 de jeunesse pour la gagner davantage à Dieu (elle était moins croyante que lui), et de la sorte, avec elle, se lier davantage à sa foi. Tout simplement croire fait partie de la vie de ceux-là, par une destinée mystérieu- sement écrite. C'est un héritage tranquille et bourgeois auquel ils ne touchent plus. Point de conflits d'intelli- gence. Par une obstruction résolue, leur cerveau est fermé à toute critique importune, à toute suggestion d'idées rénovatrices. Us sont sûrs de la Vérité, de leur vérité. Un orgueil de cette certitude les fait se replier sur eux-mêmes et se désintéresser de toutes les inquié- tudes du dehors. Leurs dogmes ont réponse aux plus divers problèmes. Ou bien ils n'importent guère, les problèmes qu'agitent, par delà le cercle des affirmations dogmatiques, les folles disputes des hommes, et il n'y a pas à s'en soucier. Point avertis donc des recherches s'efforcent les penseurs libres, ces croyants-là affir- ment, proclament leur credo : ils prophétisent. Ils ont des formules invariables ; ils ont la lettre sacrée. Ne croyez pas que les formules et la lettre puissent être vivifiées d'un nouvel esprit pour des temps nouveaux. La Vérité est éternelle, immuable. Les prophètes veu- lent l'imposer telle qu elle fut et sera toujours. Ana- thème à qui la repousse ! Anathème a qui, par la philo- sophie ou la science, attire, séduit et console l'inquié-

io8 tude humaine ! Nous savons que « le grand Hello » en fut un peu de ceux-là, de cette tribu hiératique de mar guilliers au verbe souverain et proscripteur, qu'il fut leur pontife, et un peu leur corybante.

Odieuse race, en somme ! Son bonheur, trop facile, est aussi trop insolent. Elle a la foi, mais une foi qui ne fut jamais conquise, et qui demeure comme passive, inconsciente. Elle y cherche moins une élévation dame et un suprême bienfait moral, qu'un reproche contre ceux à qui n'en échut pas le divin privilège. Tout ce qui n'est pas l'étroite formule de son credo, elle le nie ou maudit avec une passion féroce, par une rage d'a- néantir l'effort intellectuel des hommes et d'arracher de leur cœur l'humble consolation d'une vérité ou d'une illusion qu'ils auraient trouvée hors de son formulaire. Sa foi est sans pitié et sans amour. Sa foi n'est pas la douce lampe du sanctuaire qui projette au loin, dans les ténèbres, la lueur mystique des vitraux et éclaire le chemin même des pauvres errants de la nuit. Sa foi est l'impitoyable table de la loi, la table de marbre sont gravées, en articles lapidaires, les seules vérités à reconnaître en ce monde, et devant laquelle, dressée à la porte du temple, il faut aveuglément s'incliner com- me devant l'ordre de quelque tvran d'en haut, sous

109 peine d'entendre des paroles de mort. Race odieuse de sectaires, celle qui a cette foi !

Pourtant Ernest Hello fut mieux que le prophète d'un sectarisme outrecuidant. Il fut un véritable écrivain, et qui parfois sentit et pensa en homme libre. Si la pré- face, « abracadabrante » selon des Esseintes, des Œu- vres choisies de Ruysbrœck l'Admirable, si les Paroles de Dieu, paraphrase, compliquée et confuse des Ecritures, si les Physionomies des Saints où, dit Barbey d'Aure- villy, « il vient de toucher d'un effleurement de feu trente-deux têtes de saints qu'il a rendues flamboyan- tes », si toutes ces œuvres chaotiques, fulgurantes et laborieusement lyriques sont le prophétisme au pinacle, il est bien vrai que telles pages de Philosophie et Athéis- me., surtout de Y Homme, sont une très humaine et très profonde littérature. Lorsque le regard d'Hello daigne descendre des hauteurs resplendit le soleil, s'as- semblent aussi les nuages, et s'abaisser sur les choses de cette terre, il est étrangement pénétrant. LVAvarice», Y « Homme médiocre », le « Monde », la « Critique », ont été vus avec la perspicacité d'un très subtil ana- lyste. Dans « le grand Hello » il y avait un des psy- chologues les plus aigus de notre temps fertile pourtant en miracles de finesse psychologique. Et l'on se prend à regretter que l'exaltation du prophète ait emporté si

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loin, dans la région des entités mystiques, le psycho- logue qui eût si bien observé et révélé les êtres vivants de ce bas monde.

Le prophétisme, du moins, a soutenu Hello dans une élévation de pensée qui convenait à sa noble nature, et dans un sentiment de la vérité, de la beauté supérieure, se réfugiait son âme hostile à la médiocrité. L'au- teur de l'Homme a donc pu établir sur de fermes prin- cipes la sévérité de sa critique philosophique ou sociale : il a su, ayant la foi, au nom de quoi parler. Il l'a fait avec l'amère liberté d'un pessimisme chrétien qui mé- dit des hommes en médisant du « monde », et condamne la vie en condamnant le péché ; il l'a fait avec une sincère passion des lettres et de la gloire littéraire ; il n'y a trouvé aucun des avantages dont se paient les talents vulgaires. La jeunesse admire en lui, pour tout cela, un grand caractère parmi nos désastres moraux, un homme de foi et de certitude parmi nos troubles intellectuels, un écrivain passionné parmi notre scepti- cisme littéraire, enfin un prophète mystique parmi nos vulgarités de pieds plats.

La jeunesse a bien raison de l'admirer plus que ne le permet une sage et banale critique.

III

II

Il fut toujours mystique.

C'est en terre sainte du mysticisme, en ce pays des vieilles Flandres le lys de Memling fleurit entre les murs noirs de l'hôpital de Bruges, que sa race vécut un pieux passé. L'àme flamande demeure en lui.

Mais, tout d'abord, il s'attarda aux soirées de Médan. Il fut naturaliste. Il vit, de cet œil que vantait le maître, les basses horreurs de la vie médiocre. Il écrivit des histoires paradoxalement vulgaires, tout n'était que laideurs, puanteurs, grotesques misères. UnTéniers,en sa grossière poussée de sang, et un Téniers sans l'hon- nêteté de la joie, ce flamand de Sac au dos, de Marthe, des Sœws Vatard, d'En ménage. Sans joie, certes. Un mépris féroce de l'humanité, une amère ironie domi- nent toute l'œuvre. Il semble que l'auteur ait cherché l'ignominie physique et l'ignominie morale, l'odeur du péché, pour l'extravagant et démoniaque plaisir de s'en infecter, puis de la maudire en une éructation de mots effroyablement nauséabonds. L'outrance, en rite, atteint les proportions d'une apocalypse natura- liste. Et l'on se demande si dans ce surhumain dégoût des platitudes et des abominations ordinaires, dans cette haine de l'existence plate, sale, stupide, dans ce pessi-

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misme truculent, il n'y a pas comme une atavique em- preinte de la détestation ancienne et profonde que 1 ame catholique des vieilles Flandres dut ressentir pour le péché.

Puis il trouva ça simplement bête, de vivre. Il fut M. Folantin, dans A van Veau. Car Huysmans, il s'agit de lui, comme vous l'avez bien pensé, se met franchement dans chacun de ses livres, et il en devient le principal, sinon l'unique héros. M. Folantin, employé de ministère, cherche dans divers restaurants qui puent le graillon un bifteck mangeable. Il ne le trouve nulle part. Il se lamente là-dessus en sa chambre garnie. C'est tout. La vie, comme cela, est-elle assez absurde ! Elle nous semble tragique, la détresse d'une pareille pla- titude. Et du moins 1 ame n'est point si basse encore, qui éprouve un mépris douloureux de ce terre à terre et une nostalgie profonde de quelque destinée mieux remplie. Il n'y a pas de paradoxe à le soutenir, M. Fo- lantin doit avoir un fond d'inquiétudes confusément mystiques, un souci de l'au-delà. Pourquoi non ?

Huysmans, entre le ministère, le restaurant et la chambre garnie, veut introduire quelque factice intérêt. Puisque l'existence toute droite est si profondément nulle, vide, ennuyeuse, il vivra « à rebours ».I1 sera le grand seigneur des Esseintes qui, malade, névropathe,

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si s'embête à crever ». qui recourt, pour se sauver de l'ennui, à toutes sortes d'artifices et à un néronisme de gageure ; et il nous racontera, dans A rebours, ses perver- ses expériences de détraqué. Or, des Esseintes passe en revue, une nuit, et maintes fois par la suite, sa biblio- thèque. Les classiques lui paraissent des cuistres. C'est les Pères de l'Eglise, puis Prudence, Sidoine Apolli- naire, Sédulius. Marius Victor, Fortunat, et autres saints auteurs, qu'il fréquente désormais. Les grands Mystiques aussi lui sont familiers, d'Angèle de Foligno à Ruysbroeck. Et il dit son avis, qui n'est ni banal ni déraisonnable, sur toute une suite de bons écrivains de notre temps, catholiques et mystiques, que son caprice a découverts et auxquels son admiration fera auprès du public un succès de curiosité. Combien Hello et Ver- laine, sinon Baudelaire, Barbey d'Aurevilly. Villiers de l'Isle-Adam, ne doivent-ils pas de leur fortune nouvelle au fantasque des Esseintes ! Mais donc, les raffinements exaspérés et les plus compliquées recherches ne lui ayant pas donné le goût de vivre, ne sentira-t-il pas quelque éveil vaguement religieux d'avoir trop far- fouillé le mysticisme littéraire?^ rebours se termine par cette invocation : » Comme un raz de marée, les vagues de la médiocrité humaine montent jusqu'au ciel et vont engloutir le refuge dont j'ouvre, malgré moi.

ii4 les digues. Ah ! le courage me fait défaut et le cœur me lève ! Seigneur, prenez pitié du chrétien qui doute, de l'incrédule qui voudrait croire, du forçat de la vie qui s'embarque seul, dans la nuit, sous un firmament que n'éclairent plus les consolants fanaux du vieil espoir ! » Et c'est par les plus bizarres raisons que des Esseintes, aux dernières pages, est empêché de <> se forcer à pos- séder la foi », de « la visser par des crampons dans l'âme ». En tout cas, il y tend. L'âme mystique des Flandres va se libérer et chercher son Dieu.

Ce sera par un long détour. Dans Là-bas, Durtal, et c'est toujours Huysmans. rencontre d'abord le diable. Il s'égare au pays noir du satanisme et de la magie, parmi des sacrilèges erotiques, saugrenus. Tout cela ne le satisfait, ni ne le retient. Il regarde, sans croire. Le tour de Dieu va venir. Car c'est déjà un hommage à Dieu que d'avoir voulu découvrir le diable. * Ici-bas, tout est décomposé, fout est mort, mais là- haut ! Ah ! je l'avoue, l'effusion de l'Esprit-Saint, la venue du Divin Paraclet se fait attendre ! Mais les textes qui l'annoncent sont inspirés ; l'avenir est crédité, l'aube sera claire ! >^ Et Durtal revient des diableries perverses, gardant a l'àme sa profonde inquiétude du mystère.

Peu après on le vit, Durtal. courir les églises et les

- M5 ~ chapelles. Il entendait des messes dès l'aurore, avec les servantes, et le soir il errait dans l'ombre des nefs, pour les saluts. Ses amis se heurtaient sans cesse à son pèle- rinage recueilli, de Saint-Sulpice à Saint-Séverin ; ils n'étaient pas rassurés. Qu'allait-il survenir? Un jour Durtal partit pour la Trappe. il se confessa, com- munia, et faillit prendre le froc ; la bonhomie pieuse du frère porcher l'avait touché. « Ah ! vivre, vivre à l'om- bre des prières de l'humble Siméon, Seigneur ! » Durtal était converti. Le mystique des messes noires était passé à la Mystique catholique.

Huysmans raconta cette conversion dans En route. Le livre fut un événement. 11 donna lieu à un nouveau problème d'histoire. Car tous ne crurent pas à la con- version. Ceux-là qui le désiraient, crièrent au miracle. Ils parlèrent de la grande puissance de la grâce, et rap- pelèrent le souvenir des convertis illustres depuis saint Augustin. Leur lyrisme même s'échauffa : ils invitè- rent les catholiques à tuer le veau gras pour célébrer le retour de Huysmans, l'enfant prodigue. D'autres, moins confiants et qui connaissaient mieux leur littéra- ture, répliquèrent : « Un miracle, certes, et un grand effet de la grâce ! Car c'est un écrivain, et de l'école l'on se documente, et d'une âme jadis bien peu chré- tienne. »

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On discuta ; on chercha des preuves. Les premiers, qui tenaient pour la conversion, alléguèrent un goût très prononcé pour le plain-chant, un grand zèle pour les bonnes traditions de l'orgue, une admiration très fervente de l'art gothique et des cérémonies du culte, et surtout la visible sincérité. En quels termes Dur- tal parle de ses abominations, de ses tentations, de sa retraite, de sa confession à la Trappe î Non, cela ne s'invente pas : il a fait une expérience pour de bon.

A quoi les autres de répondre que cette sincérité est plutôt gênante. Durtal aurait pu se convertir encore plus, et de plus d'abominations, sans nous on faire une aussi longue et véhémente confidence. Il était dégoûté de la vie, bien las. 11 avait « le cœur racorni et fumé par les noces ». Il n'était plus bon à rien. Il avait com- mis toutes les débauches : il avait tout fait, tout. « Je me vomis », disait-il. Sur tout cela, on peut l'en croire. Mais quel besoin de nous confesser sa noce si soigneu- sement, jusque dans les détails, et avec une si labo- rieuse intensité d'expression? Et quelle raison de trou- bler ainsi de bonnes âmes qui eussent attendu d'un nouveau converti des récits plus pudiques ? Cette Madame Chantelouve, « une adultère démoniaque qui l'avait précipité dans d'affreux transports, qui l'avait lié aux crimes sans nom des méfaits divins, aux sacri-

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lèges », et Florence, « avec son sourire de petit voyou et ses hanches de garçonne... une fille trempée dès l'en- fance dans les incestes, barattée dès sa puberté par des passions de vieillards, sur les canapés désossés des mar- chands de vins », qu'ont-elles à faire dans un livre qui devrait être d'édification commune ? Enfin, Durtal se complaît à d'ignobles histoires de ses nuits à la Trappe, à des cauchemars qui se déroulent sur les territoires de la Luxure, et cela n'est pas d'un vrai converti qui s'ef- forcerait plutôt d'oublier les vieilles turpitudes. Quant à son admiration de l'art d'église et des cérémonies, quant à son goût du plain-chant, Durtal les exprime à sa manière. Cette manière est d'une irrespectueuse drô- lerie. 11 s'indigne contre la « bondieusarderie qui s'épand le long de la rue Saint-Sulpice ». 11 trouve que les messes sont « gargotées » et « cuisinées », et que les prêtres « versent à plein bal leur bouillon de veau pieux ». Il parle couramment du « goguenot de l'au-delà ». Il veut se passer l'âme « au chlore des prières, au sublimé des sacrements ». La confession lui est bonne « à touil- ler sa boue », à vider « le purin de son étable ». Dans les maîtrises, « la voix des enfants de chœur casse à tous coups, tandis que graillonne l'âge avancé des basses », ou encore les chantres « barattent une mar- garine de sons vraiment rance ». Des chœurs « se plai-

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sent à simuler les borborygmes qui gargouillent dans les conduites d'eau ». Et cette « mystique égrillarde, ces fonts à l'eau de bidet qu'inventa Gounod » ! Et « la graisse », et la » vaseline » des orateurs sacrés ! Non, iranchement, Durtal ne pouvait s'introduire, en démé- nageant un pareil vocabulaire, dans un monde douce- reux et ronronnant, qui se délecte aux pieuses fadeurs des librairies de la rue Saint-Sulpice. Huysmans con- verti au catholicisme, allons donc ! Voilà ce qui se répliquait.

Le reportage s'en mêla. On arracha des indiscrétions aux amis et aux connaissances. On provoqua cauteleu- sement des lettres pour en scruter le ton. Enfin, de toute cette campagne de curiosité, il résulta que Huys- mans était sincèrement converti. EtM. Henry Bauërput conclure : « La conversion de mon admirable ami J.-K. Huysmans, qui s'est peint sous les traits de Durtal, est la conséquence et la conclusion de sa vie... 11 se trouve dégoûté et inassouvi... Alors s'offre à lui l'idéal de cha- rité et de paix, le réconfort dans la prière et la foi. Il aspire à l'apaisement dans l'idéal divin ; il dépouille ses vanités, ses manies de vieil homme. En route ! il s'ache- mine vers le refuge et le port. Dieu le soutient, l'as- siste, le reçoit dans sa cité. Qui ne l'envierait ?... Vi- sion céleste... *

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Pourquoi ne pas être des bonnes âmes qui croient a la sincérité de Durtal ? Ce n'est point un si méchant être. Il aima la perversité pour l'art, si l'on peut dire, et par dilettantisme, plus que pour le mal. Et encore il faut faire très large la part de la fanfaronnade littéraire. En tout cas 1 ame ne fut pas viciée en sa spiritualité profonde. Il sentit monter en lui, aux heures orgiaques, la honte et le remords. Un mysticisme de tristesse l'en- veloppa toujours. Et de généreuses aspirations, ravi- vées par la douleur, le délivrèrent des liens infâmes qui l'asservissaient à d'hyperboliques monstruosités de dé- pravation, pour l'élever à Dieu.

Cela se voit quelquefois parmi notre génération dé- cadente. Durtal est, en traits singulièrement puissants et outrés, une figure typique. Que de je .mes hommes, que d'écrivains surtout ou d'artistes, dont l'âme >> fai- sandée » cherche l'air pur et qui voudraient mettre quelque propreté dans leur être intérieur, « faire un paquet de leur passé pour le désinfecter »! Ils ont un invincible besoin de moralité, du moins un souci, qu1 revient sans cesse, d'élégance morale. Sans la foi, sur quelle force compter, qui les arrache au mauvais lieu « des délices illicites et des joies indues », et donne à leur conscience l'harmonieuse beauté des sentiments chastes ? Oh ! croire, Seigneur, avec les simples et les

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saints ! Et ils s'efforcent de croire, de prier comme quelque divin porcher Siméon, en « s'abêtissant » selon le mot de Pascal. Dans la troublante désolation des intelligences, dans l'incertitude désespérée des phi- losophies, dans le désarroi des cœurs, la foi leur apparaît au loin, calme refuge à leur veulerie d'esprit et de vo- lonté. Le désir de croire est en eux un mouvement de répulsion devant la vie malpropre, un appel au Dieu sauveur, et finalement une molle lâcheté. Ils vont, par delà le christianisme sévère et vertueux, jusqu'aux rêveries mystiques des cloîtres. Ils s'y exaltent en artistes, et s'y complaisent en dilettantes. Ils sont, en somme, moins des croyants que des crédules, et moins des hommes d'action morale que des rêveurs d'une mysticité sensuelle. Mais il est bien sincère, le cri de détresse de leur âme.

Que s'il s'agit de reconnaître en Durtal et en ses pa- reils de vrais convertis, de vrais catholiques et désor- mais de vrais fidèles bien de leur paroisse, je comprends que l'on n'y mette pas trop de hâte ou même que l'on y mette quelque méfiance. Il n'est pas pour l'Église d'à présent, Durtal, et il le dit avec vigueur. Dans cette Église il ne voit que cagots et dévotes. Le « Catholi- cisme moderne » lui semble une religion aussi terre à terre que la Mystique est haute. C'est à la Mystique

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qu'il donne sa foi. « Et c'est vrai, cela, s'écrie-t-il. Au lieu de tendre de toutes ses forces à ce but inouï, de prendre son âme, de la façonner en cette forme de co- lombe que le Moyen-Age donnait à ses pyxides, au lieu d'en faire la custode l'hostie repose dans l'image même du Saint-Esprit, le catholique se borne à tâcher de cacher sa conscience, s'efforce de ruser avec le Juge, par crainte d'un salutaire enfer ; il agit non par dilec- tion, mais par peur. C'est lui qui, avec l'aide de son clergé et le secours de sa littérature imbécile et de sa presse inepte, a fait de la religion un fétichisme de Ca- naque attendri, un culte ridicule, composé de statuettes et de troncs, de chandelles et de chromos ; c'est lui qui a matérialisé l'idéal de l'Amour en inventant une dévo- tion toute physique au Sacré-Cœur ! » Là, bien bonne- ment, que voulez-vous que pense d'une pareille profes- sion de foi un strict juge de l'orthodoxie, un marguil- lier fier son formulaire et intraitable sur la lettre, quelque pieux autoritaire enfin qui sait que l'Eglise n'est faite que pour que les fidèles la vénèrent aveuglé- ment et lui obéissent humblement. De l'Eglise, Durtal s'en passe volontiers, comme le frère Siméon.«Ah ! ce frère Siméon, il est innocent, il ne sait rien de ce que nous connaissons et il connaît ce que tout le monde ignore: son éducation est faite par le Seigneur même qui Tins-

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truit de ses vérités incompréhensibles pour nous, qui lui modèle l'âme avec du ciel, qui s'infond en lui et le déifie dans l'union de Béatitude ! » L'union mystique de béatitude avec le Seigneur, son seul maître et inspira- teur, voilà toute la religion du converti d' En route . Ce\a n'a rien à voir avec le catholicisme de soumission in- tellectuelle et de discipline formaliste dont l'Église s'est faite, telle quelle, ia gardienne. Et je crois bien que Durtal est tout simplement l'un des frères, le père spirituel peut-être, d'une confuse confrérie de mysti- ques, qui rôdent autour du culte catholique et quelque- fois autour des tables de communion, mais se créent au fond de l'àme une religion personnelle, et cherchent leur direction sainte dans les révélations d'Angèle de Foligno ou de Ruysbroeck, d'Hello ou de Maeterlinck plutôt que dans les mandements de leur évêque.

Les raisons, d'ailleurs, qui ont déterminé la conver- sion d'un héros passé déjà par les avatars de Folantin, de des Esseintes, et du Durtal de Là-bas, ne devaient pas le mener à l'ordinaire catholicisme de tout le monde. Ces raisons sont très particulièrement littérai- res. Durtal est le converti littéraire par excellence.

C'est d'abord une ardente passion d'art, et d'art reli- gieux, qui le fait entrer dans les églises et assister aux offices. Toute la beauté mystique du moyen âge, loin de

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notre platitude règne le « muffle», surgit à son regard dans le demi-jour mystérieux, moite, vieilli, des nefs et des chapelles. « Ah ! les charitables églises du Moyen Age, les chapelles moites et enfumées, pleines de chants anciens, de peintures exquises, et cette odeur des cier- ges qu'on éteint, et ces parfums des encens qu'on brûle ! » 11 vit à cette époque «douloureuse et exquise ». Il s'imprègne, en une sublimité d'évocations qui relèvent au-dessus des sens, de cette religion naïve et pieuse- ment imaginative qui s'exprimait par une harmonieuse association de tous les arts. « C'était en peinture et en sculpture les primitifs, les mystiques dans les poésies et dans les proses ; en musique c'était le plain-chant ; en architecture c'était le roman et le gothique. Et tout cela se tenait. » Comme tous les artistes et tous les lettrés, Durtal voit dans « cet art qu'il avait fondé, cet art que nul n'a surpassé encore », la vraie preuve du catholicisme. Mais à présent plus de sentiment sincère de l'art religieux dans un clergé dont il faut sans doute, et certes, la Providence y a vigilamment pourvu, que « l'étiage concorde avec le niveau des fidèles », c'est- à-dire avec une « poignée de dévotes ». On a des églises sans religion. On a la Madeleine, par exemple, « dont l'extérieur n'est surmonté d'aucune croix et dont l'inté- rieur ressemble au grand salon d'un Continental ou

124 d'un Louvre ». Là-dedans on admet « l'onanisme mu- sical » de Gounod, en faisant taire le vieux chant gré- gorien désormais incompris. Et on entasse les ef- frayants péchés, les sacrilèges de la laideur. « L'igno- rance du clergé, son manque d'éducation, son inintelli- gence des milieux, son mépris de la Mystique, son incompréhension de l'art, lui ont enlevé toute influence sur le patriciat des âmes. Il n'agit plus que sur les cervelles infantiles des bigotes et des mômiers ; et c'est sans doute providentiel, c'est sans doute mieux ainsi, car s'il devenait le maître, s'il parvenait à hisser, à vi- vifier la désolante tribu qu'il gère, ce serait la trombe de la bêtise cléricale s'abaltant sur un pays, ce serait la fin de toute littérature, de tout art en France ! » Aussi Durtal fuit la laideur impie de l'Eglise présente. Il se réfugie dans l'art et la piété mystique des siècles morts. Il fréquente les plus vieilles églises ou les cou- vents les plus retirés de la banalité moderne. Au vieux Saint-Séverin seulement il peut entendre la messe et prier : là, les pierres <s suintent la foi ». Et c'est l'âme sainte du passé, survivante en l'antique liturgie, qui lui semble seule capable de ranimer l'âme moderne par une force virtuelle, par la certitude toute puissante de sa foi, par le miracle toujours renaissant de ses oraisons et de ses proses inspirées. L'artiste donc a fait en lui le

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croyant. Mais l'art du moyen âge a fait un mystique du moyen âge, et l'a pris tout entier. Et tout cela est une complication littéraire qui, je crois, ne pouvait guère jeter Durtal parmi la clientèle assidue des sanctuaires qu'il juge « profanés par des fredons de cafés-concerts », et « la routine machinale a tué lame des liturgies et aboli le sens divin des hymnes ».

Voici maintenant qui est plus spécialement de la lit- térature dans cette conversion : car ce n'est point par le seul miracle de l'art qu'elle fut accomplie. Durtal, qui est écrivain, a le tempérament, « la psychologie » de Huysmans. Il a donc méprisé la vie, les détails humbles ou répugnants de la vie, 1' « embêtement » de la vie. Mais à ce mépris, par un âpre raffinement, il a fini par prendre une sorte de plaisir. Il a aimé les choses laides et bêtes à force de les mépriser, pour l'orgueil qu'il avait à les mépriser. Et de tout cela, des réalités observées, du mépris qu'elles lui inspiraient, de l'aristocratique plaisir de ce mépris, il a fait matière d'art. D'où, sans doute, de rares et complexes jouis- sances d'artiste, par un mélange de sentiments con- traires. Or, ce mépris de la vie extérieure devait vite ne plus suffire à l'imagination haineuse de Durtal et à son dilettantisme exaspéré. C'est donc lui-même qu'il a voulu livrer à son propre dégoût. Il s'est regardé vivre,

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jusqu'à la nausée. Plus féroce et plus aiguë que tout a été la volupté, comme il dit, de « se vomir ». Et comme la fadeur d'une existence idiote, à la manière de Folantin, resterait seulement pesante, il joue le des Esseintes et le Durtal des messes noires pour s'avi- lir plus, s'abhorrer plus et par renouveler plus vio- lemment son plaisir. Un plaisir double, qui est d'abord de se mépriser en homme, et puis de crier en artiste ce mépris. Que si ces choses paraissent de pures extrava- gances, rappelons-nous quelle étrange griserie le plus sage d'entre nous éprouve parfois à s'encanailler, à sentir monter en lui la crapule, pour ensuite se mau- dire. Mais au dernier terme, n'est-ce pas par l'écart entre notre état d'abomination et ce qu'une loi supé- rieure nous prescrirait d'être, que nous sentons plus profondément notre indignité ? L'idéal moral qui est lié aux croyances religieuses, par exemple, ne fournit-il pas contre nous, au cas nous le répudions, l'accusa- tion la plus infamante? Et c'est surtout la foi catholique qui, par la confession, par ce jugement personnel qui est en tout examen de conscience, par la rigoureuse réprobation des péchés de la chair, nous porte à une suprême horreur de notre misère. Je croirais aisément que le Durtal d'En route s'est tourné vers le catholicisme, comme le Folantin d A vau Veau, le des Esseintes d'A

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rebours et le Durtal de Là-bas avaient eu recours à des artifices divers, pour jeter un jour plus cru sur le tré- fonds de sa nature et y découvrir plus d'ignominie. Comme il parle de « se fouiller l'àme » ! Comme il se traite, et s'invective, et se confesse : « Depuis que je me suis approché de l'Église, mes persuasions d'ordures sont devenues plus fréquentes... Mon âme est un mau- vais lieu... Seigneur, j'ai chassé les pourceaux de mon être, mais ils m'ont piétiné et couvert de purin, et l'étable même est en ruine. Ayez pitié ! je reviens de si loin. Faites miséricorde, Seigneur, au porcher sans place. » Et à remuer ainsi sa fange, à se faire devant Dieu souverainement impur et détestable, il y a pour lui un maladif plaisir, un plaisir mêlé d'horreur, et dont tout de même il jouit. L'écrivain, en outre, par la forte et douloureuse corrosion des mots, fait de cette jouissance un cas d'hyperesthésie aiguë, une souffrance voluptueuse.

Par là, par ce catholicisme surexcité et compliqué de raffinements littéraires, Durtal se sépare de ceux qui prétendraient lui infliger leur « idéal bourgeois d'un Dieu », et une « religion tempérée ». Le catholicisme, selon lui, « ne se compose pas seulement de petites cases et de formules ; il ne réside pas en entier dans d'étroites pratiques, dans des amusettes de vieille fille,

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dans toute cette bondieusarderie qui s'épand le long de la rue Saint-Sulpice ; il est autrement surélevé, au- trement pur ; mais alors il faut pénétrer dans sa zone brûlante, il faut le chercher dans la Mystique qui est tout, qui est l'essence, qui est l'âme de l'Eglise même. » Et, en effet, il est entré dans la zone brûlante, le con- verti littéraire d'En route. Il a rejoint les anciens mys- tiques, parmi lesquels se comptèrent des saints, et en- core plus d'illuminés, de détraqués, ou de diaboliques. Comme eux il a cet orgueil biscornu et cette sensuelle folie du mépris de lui-même jusqu'aux délices du dé- goût, et comme eux il a le besoin de répandre ce mépris en confessions ignominieuses qui sont un cas suprême d'horrible dilettantisme.

On a pu dire que ce que Durtal cherche dans le mys- ticisme, c'est l'adjuvant d'une excitation cérébrale pour sa sensualité défaillante, des sensations nouvelles et des sensations rares, un spasme artificiel aboutisse la tension des nerfs torturés par des visions, des scru- pules, des repentirs, et des fouaillements ascétiques. Il y aurait quelque exagération à soutenir que cette re- cherche, qui serait une furieuse perversité, est calculée et consciemment poursuivie. Non, vraiment, l'ami de l'humble frère Siméon, le divin porcher, s'efforce sin- cèrement de sortir de sa fange, de son « purin », en

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même temps que de ses vanités de « gendelettre », et de devenir pur, bon et simple. Mais ce n'est point sans regarder derrière lui et sans se complaire encore dans l'impureté dont il vient, et qu'il n'a pas assez quittée. Il éprouve, comme disent les théologiens une « délectation morose » à penser, tout en modifiant sa vie extérieure et en supprimant les actes réprouvés, combien il fut impur, combien il pourrait l'être encore, et à retrouver, dans la condamnation qu'il porte sur lui-même, l'image des voluptés passées et des voluptés possibles. C'est, pour tout dire, un cas de sensualité psychologique. La crédulité mystique, mieux encore, que la foi, en relève la saveur et en exaspère l'intensité.

CINQUIEME PARTIE

MYSTICISME ÉPARS

1

Edouard Schuré termine ainsi son introduction des Grands Initiés :

« Quant à nous, pauvres enfants perdus, qui croyons que l'Idéal est la seule Réalité et la seule Vérité au mi lieu d'un monde changeant et fugitif, qui croyons à la sanction et à l'accomplissement de ses promesses, dans l'histoire de l'humanité comme dans la vie future, qui savons que cette sanction est nécessaire, qu'elle est la récompense de la fraternité humaine, comme la raison de l'univers est la logique de Dieu ; pour nous, qui avons cette conviction, il n'y a qa'un parti à prendre : affir mons cette Vérité sans crainte et aussi haut que possi- ble; jetons-nous pour elle et avec elle dans l'arène de

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l'action, et par-dessus cette mêlée confuse, essayons de pénétrer par la méditation et l'initiation individuelle dans le Temple des Idées immuables, pour nous armer des Principes infrangibles. »

En cet appel de prophète je reconnaîtrais tout entier le grand écrivain du Drame musical, des Grands Initiés, de la Vie mystique, des Grandes Légendes de France. Sa belle âme, passionnée d'Idéal, passionnée de Vérité, y dit une exaltation de poète qui va jusqu'à la foi du voyant, et aussi la lourde tristesse d'avoir senti quelle oppression accable ceux -qui rêveraient de s'élever au culte de la Psyché éternelle.

Et j'avoue que ces choses sont exprimées avec plus d'élan que de clarté, avec plus de lyrisme que de sub- tilité critique, avec plus de mysticisme éloquent que de philosophie précise. Ceux que Carlyle appelle les « petits critiques », et auxquels Hello à son tour a dit leur fait, auraient bien quelques raisons de voir dans les meilleures pages de Schuré un peu de prophétisme amphigourique. Le Temple des Idées immuables et l'Arme des Principes infrangibles leur sembleraient de grands mots avec de grandes lettres, et leur produi- raient, sans doute, un effet d'ahurissement. Paroles d'apocalypse, cela !

Et que serait-ce encore si Ton s'avisait que l'auteur

- 135 - des Grands Initiés et de certaine Préface à la Voie par- faite ou le Christ ésotérique d'Anna Kingsford et Edouard Maitland a traversé les théosophies, qu'il est lui-même vaguement théosophe, vaguement occultiste, vague- ment un initié de divers ésotérismes !

11 y a plus même. C'est par l'ésotérisme qu'Edouard Schuré a prétendu résoudre le plus grave problème de ce siècle, le fameux conflit entre la Religion et la Science. Sa pensée à cet égard, qui est vraiment inspira- trice de toute son œuvre, et dont on ne saurait du moins contester la nouveauté simple et confiante, est à étudier.

La Religion et la Science apparaissent aujourd'hui comme deux forces ennemies et irréductibles : c'est le grand mal de ce temps, un mal intellectuel qui devient mal social. La Religion s'enferme dans son dogme ainsi que « dans une maison sans fenêtre, opposant la foi à la raison comme un commandement absolu et indiscutable». La Science, dans l'enthousiasme de ses découvertes, a borné l'horizon de l'homme au monde physique, et a voulu fermer, par le matérialisme et l'agnosticisme, toute échappée sur le monde invisible. Mais on ne comprime jamais les énergies et les besoins de notre être que pour les susciter plus violents. La Religion répond aux besoins de notre cœur : de sa

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magie éternelle : la Science à ceux de l'esprit : de sa force invincible. La lutte entre ces deux puissances crée donc en l'humanité présente un tourment doulou- reux. « Et la pauvre Psyché ayant perdu ses ailes gémit et soupire étrangement au fond de ceux-là même qui l'insultent et la nient. »

La conciliation n'est-elle point possible entre la Reli- gion et la Science, pour la paix des esprits et des cœurs? Oui, si les hommes savent se réfugier dans la concep- tion d'un Idéal, d'une Vérité supérieure. Cet Idéal, cette Vérité, se trouve dans unésotérisme que lesthécsophes de tous les siècles ont connu, que les « grands initiés », Rama, Krishna, Boudha, Hermès, Moïse, Orphée, Py- thagore, Jésus, ont plus profondément pénétré et ré- vélé, auquel enfin chacun de nous peut atteindre par une initiation intérieure.

Toute religion, en effet, a son histoire extérieure et son histoire intérieure. L'histoire extérieure est l'en- semble des dogmes et des mythes enseignés publique- ment dans les temples et les écoles, ou manifestés par des rites. L'histoire intérieure est l'ensemble des doc- trines secrètes, des sciences profondes, dont quelques élus seulement découvrent le mystère. « Elle se passe dans le fond des temples, dans les confréries secrètes, et ses drames les plus saisissants se déroulent tout

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entiers dans l'âme des grands prophètes qui n'ont confié à aucun parchemin ni à aucun disciple leurs crises su- prêmes, leurs extases divines. Il faut la deviner. Mais une fois qu'on la voit, elle apparaît lumineuse, organi- que, toujours en harmonie avec elle-même. On pourrait aussi l'appeler l'histoire de la religion éternelle et uni- verselle. » Et certes, ce qu'on aperçoit des apparences, des formes religieuses, ne ressemble guère à ces arcanes sacrés. Les religions particulières sont souvent une étrange déformation de la Religion universelle.

Celle-ci est une, continue, indéfectible. Fait bien re- marquable, tous les prophètes et réformateurs, de la plus haute antiquité à nos jours, de Rama à Jésus, se sont rencontrés dans l'affirmation d'un même fonds de savoir ou de croyances qui constitue une sorte de philosophie éternelle, perennis qucedam philosopbia. Par la même voie de l'initiation intérieure, ils sont parvenus à des conclu- sions identiques en ce qui touche aux plus graves in- quiétudes de l'âme humaine. Ils ont formé vraiment une doctrine se trouvent énoncées les vérités pre- mières et dernières, les Idées immuables. Or ceux-là fu- rent les plus grands sages, de formidables éveilleurs d'esprits, de puissants rédempteurs. Ou la vérité ne fut jamais accessible à l'homme, ou bien ceux-là durent la posséder dans une large mesure.

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En cette doctrine ésotérique, en cette vérité conquise par les meilleurs de l'humanité, l'accord peut se faire, d'après l'auteur des Grands Initiés, entre la Religion et la Science. Et il formule les principes essentiels del'éso- térisme, pour montrer ensuite que les diverses sciences modernes « tendent involontairement, mais d'autant plus sûrement à revenir aux données de l'ancienne théo- sophie ». Cela est à voir.

Voici d'abord le credo ésotérique :

L'esprit est la seule réalité. La matière n'est que son expression inférieure, changeante, éphémère, son dyna- misme dans l'espace et le temps. La création est éternelle et continue comme la vie. Le microcosme- homme est, par sa constitution ternaire : esprit, âme et corps, l'image et le miroir du macrocosme-univers : monde divin, humain et naturel, qui est lui-même l'or- gane du Dieu ineffable, de l'Esprit absolu, lequel est par sa nature : Père, Mère et Fils (essence, substance et vie). Voilà pourquoi l'homme, image de Dieu, peut devenir son verbe vivant. La gnose ou la mystique rationnelle de tous les temps est l'art de trouver Dieu en soi en développant les profondeurs occultes, les fa- cultés latentes de la conscience. L'âme humaine, l'in- dividualité est immortelle par essence. Son développe- ment a lieu sur un plan tour à tour descendant et

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ascendant, par des existences alternativement spiri- tuelles et corporelles. La réincarnation est la loi de son évolution. Parvenue à sa perfection, elle y échappe et retourne à l'Esprit pur, à Dieu dans la plénitude de sa conscience. De même que l'âme s'élève au-dessus de la loi du combat pour la vie lorsqu'elle prend conscience de son humanité, de même elle s'élève au-dessus de la loi de la réincarnation lorsqu'elle prend conscience de sa divinité.

Et maintenant il est à remarquer que l'idée de force, substituée par la science à l'idée de matière, est tout simplement un retour au dynamisme spiritualiste de l'antique théosophie. De même la théorie de l'éther vibratoire, par laquelle on explique la lumière, l'électri- cité, le magnétisme, est un retour à la notion théoso- phique de 1 âme du monde. Darwin n'a fait que revenir aux idées de Pythagore sur « l'homme parent de l'ani- mal » et il a repris, en déterminant les lois instrumen- caires auxquelles obéit la nature, la conception des théosophes qui ont admis l'intervention d'une force intellectuelle et animique dans le monde organisé. La psychologie expérimentale, en s'aidant de toutes les recherches physiologiques sur le magnétisme animal, 5ur le somnanbulisme et sur tous les états de l'àme différents de la veille, depuis le sommeil lucide jusqu'à

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l'extase, a risqué quelques explorations en un domaine la science des temples antiques se dirigeait en pleine clarté : du moins elle a rouvert la porte de l'Invisible. Et enfin la psychologie générale qui s'exprime par la poésie, la musique, la littérature, est toute traversée d'un ésotérisme inconscient : car c'est de l'ésotérisme, l'as- piration toujours plus généreuse de nos artistes à la vie spirituelle, à l'invisible au-delà, et parfois une intui- tion étrange qui leur fait formuler des vérités trans- cendantes dépassant les systèmes admis par leur raison ou contredisant leurs opinions de surface. Toutes ces conquêtes de lumière ne sont que des fulgurations de la conscience ésotérique. Les savants, au bout du compte, sont quelque peu des théosophes. « La science et l'esprit moderne se préparent sans le savoir à une re- constitution de l'antique théosophie avec des instru- ments plus précis et sur une base plus solide. » Qui donc nous parlerait encore d'un grave conflit entre la Science et la Religion ? Elles doivent ne plus faire qu'une vérité dans la théosophie éternelle.

A vrai dire, combien une pareille solution serait belle dans sa simplicité ! Et comme on voudrait y croire ! Mais une méfiance s'élève en l'esprit contre ce qui est trop simple, et contre ce que l'imagination semble bien avoir arrangé trop à son gré. La Religion et la Science

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dont il s'agit dans l'accommodant système d'Edouard Schuré ne sont point la Religion et la Science telles qu'elles se sont trouvées aux prises au cours de ce siècle. A l'une et à l'autre on demande de n'être plus elle- même, de renoncer d'abord à ses prétentions actuelles, de s'élever à un état idéal, et on les met ensuite d'accord. Or, il est bien sûr que la Religion idéale, et la Science puisqu'elles doivent pareillement atteindre la vérité absolue, ne sauraient se contredire jusqu'au dernier terme et qu'elles sont destinées, au contraire, à se rap- procher par de longs progrès. Si donc leur conciliation, par lesotérisme n'est qu'un espoir à très lointaine échéance, passe encore. Mais pour l'heure présente, la difficulté n'estpoint résolue. Et qu'importe qu'elle ne le soit que dans un avenir indéfini ?

Eh ! bien, oui, cela importe beaucoup. Ou même la solution dans l'avenir est peut-être la seule par tous acceptable. C'est en concevant la Religion et la Science non point comme une dogmatique et une certitude défi- tives, arrêtées, immuables, mais comme succeptibles ou d'une interprétation, ou d'un développement sans cesse progressif, que l'on peut se représenter leur mar- che séparée vers la vérité unique et finalement leur rencontre possible en cette vérité. Celui-là seul est religieux au sens philosophique du mot, a-t-on dit, qui

142 pense, qui cherche, .qui aime la vérité ; et celui-là est aussi le vrai savant. Car la foi qui dépend de la raison pour les motifs de crédibilité, et la connaissance qui est l'œuvre propre de l'intelligence, n'atteignent jamais, puisque les facultés n'ont qu'une puissance relative, la vérité absolue, qui n'est elle-même que relativement intelligible. L'homme religieux donc et le savant tien- nent les deux bouts d'une chaîne dont tous les anneaux se rattachent à un centre, mais dans l'inconnu, dans l'infini. Quoi qu'ils fassent, et même avec d'apparentes et passagères divergences, leur effort est dirige vers un même but suprême, vers l'unité du Vrai. Leur entente est dans un perpétuel « devenir » qui leur impose une provisoire suspension de jugement, ou du moins une modestie prudente dans leurs affirmations et dénéga- tions.

Mais il serait très étrange que cette unité du Vrai pût déjà nous apparaître par les révélations théosophiques. L'accord des théosophies, d'abord, n'est pas ce qu'on pourrait penser d'après l'auteur des Grands Initiés. La philosophie éternelle, le credo universel dont on nous parle et dans lequel on voudrait trouver les Idées immuables, ne sont qu'une belle invention de poète. C'est par des rapprochements forcés qu'on donne une apparence d'unité continue aux traditions occultes

- 143 - de l'Inde, de l'Egypte, de la Grèce et du monde chrétien. Tout ce livre des Grands Initiés est em- ployé à cet effort. Mais, si quelques trouvailles, dans l'ordre des analogies, peuvent faire honneur à l'imagination et à l'ingéniosité de l'écrivain, le principe même d'une synthèse qui devrait unifier en un seul credo toute une suite de révélations et de divagations théosophiques, depuis les Védas jusqu'aux prêches d'An- nie Besant, ne résiste pas à la critique historique. Non, vraiment, pour ne citer qu'un exemple, le Sermon sur la montagne ne fut pas contenu dans l'ancien ésotérisme, et Jésus révéla aux hommes des idées et des senti- ments qu'ils n'avaient ni connus, ni pressentis, et dans lesquels plutôt ils trouvèrent la vérité destruc- tive des aberrations antérieures.

Par quel moyen, au reste, pénétrerions-nous les se- crets de Vésotérisme? Seulement, paraît-il, par une gnose, une mystique rationnelle, une initiation inté- rieure. Cette initiation serait à peu près telle qu'elle nous est décrite dans l'étude sur le plus grand des ini- tiés, Jésus. À La vérité souveraine, inénarrable, de son monde intérieur, s'épanouissait au fond de lui-même (Jésus) comme une fleur lumineuse émergeant d'une eau sombre. Cela ressemblait à une clarté croissante qui se faisait en lui, lorsqu'il était seul et qu'il se recueillait.

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Alors les hommes et les choses, proches ou lointaines, lui apparaissaient comme transparentes dans leur es- sence intime. Il lisait les pensées, il voyait les âmes. Puis, il apercevait dans son souvenir, comme à travers un voile léger, des êtres divinement beaux et radieux penchés sur lui ou rassemblés dans l'adoration d'une lu- mière éblouissante. Des visions merveilleuses hantaient son sommeil ou s'interposaient entre lui et la réalité, par un véritable dédoublement de sa conscience. Au sommet de ces extases, qui l'entraînaient de zone en zone, comme vers d'autres cieux, il se sentait parfois attiré par une lumière fulgurante, puis immergé dans un soleil incandescent. » Cette définition par para- phrase est bien ce qu'on peut dire de plus littéraire, de plus poétique, sur l'initiation mystique. Mais, par tant de poésie précisément on juge que l'écrivain était fort embarrassé d'en définir rigoureusement la vraie nature. Ce n'est point sa faute. L'initiation, à vrai dire, échappe a toute claire conscience. Son hypothèse même est sans preuve, son fait est sans observation possible. Elle n'a de valeur que par le sentiment que quelques-uns prétendent en avoir, et qui semble demeu- rer toujours confus. On ne saurait fonder sur elle un système général des connaissances. Ce qui se devine bien, en tout cas, c'est qu'elle doit

M5 être soumise à tous les caprices du sens individuel. Elle erre dans le domaine de la fantaisie pure. L'illumi- nisme, les folies visionnaires guettent les prétendus initiés. La magie naïve ou finassière s'en mêle aussi. Point de règle, point de norme de la vérité révélée. L'ésotérisme n'est plus qu'un amas d'intuitions con- fuses.

Et encore, d'après les philosophes, « la religion a se développer lentement, suivant des lois régulières et universelles; elle doit tirer son origine d'idées simples et vagues, accessibles aux intelligences les plus primi- tives. C'est de qu'elle a s'élever, par une évolution graduelle, aux conceptions très complexes et très pré- cises qui la caractérisent aujourd'hui. Les religions ont beau se croire immuables, elles ont toutes été empor- tées à leur insu par l'évolution universelle. » Cette loi inéluctable de l'évolution ne semble guère conciliable avec les fulgurations de l'initiation intérieure. Ou bien, si l'on peut imaginer dans l'humanité une sorte d'ini- tiation successive qui serait une évolution, encore fau- drait-il, pour que la doctrine ésotérique eût quelque en- chaînement et quelque unité, qu'elle se développât à travers une suite continue de générations et qu'elle ne dépendît point de la diversité des pays, de la diver- sité des influences historiques ou prophétiques.

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Le credo ésotérique, enfin, n'est point si simple qu'il puisse rallier tous les esprits. La constitution ternaire de l'homme, qui serait esprit, àme et corps, n'est point une de ces affirmations auxquelles irrésistiblement on se rende. Et pas davantage la théorie de la réincarna- tion. Proposer pour terme de rencontre à la Religion et à la Science un ensemble de si exceptionnelles rêve- ries théosophiques ne va pas sans quelque ingénuité.

Il est donc permis de penser avec M. Henry Bérenger, qui dans son très vigoureux et très éloquent livre, l'Aris- tocratie intellectuelle, a rendu un noble hommage a Edouard Schuré, que l'œuvre de ce vrai maître est pour- tant « trop mystique », et qu'« elle ne se dégage pas assez des croyances surannées qui gâtent aujourd'hui encore le sentiment religieux et prolongent son désaccord avec l'esprit scientifique. » Les nouvelles philosophies religieuses ont fait vieillir les théosophies diverses autant que la science a fait vieillir l'alchimie ou l'astrologie. Les théosophes nous paraissent aussi puérils que les alchimistes ou les astrologues. Et s'il faut que quelques âmes, crédules par leur naturel et mystiques par fata- lité, se réfugient dans la nébulosité ésotérique, nous n'avons qu'a nous apitoyer, largement tolérants, mais non sans regretter qu'un grand esprit soit entraîné à leur suite, puis réclamé comme leur guide, et finisse

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par s'égarer en la déplorable ourisible séquelle des pon- tifes d'occultisme, des mages chanteurs, des« fumistes» isiaques ou chaldéens, des Mme Blavatzky, des colonel Olcott, des Annie Besant, des Anna Kingsford, des Eli- phas Lévi, des Papus, des Mathew Arnold, des Albert Jhouney première manière, des de Guaita, et autres « blaguologues ».

Mais la théosophie n'est point, Dieu merci, toute la pensée d'Edouard Schuré. Une conception idéaliste du monde et de la vie, au travers de l'obscur embarras de l'ésotérisme, se dégage magnifique de l'ensemble de son œuvre. Le penseur et l'idéaliste nous font pardonner le théosophe.

Il y a un univers spirituel dont l'univers sensible n'est que l'apparence, une force inconsciente qui sans cesse, par des efforts infinis, aspire à la vie harmonieuse et consciente. Dans le monde une âme est diffuse, qui perpétuellement s'en délivre, allant de la matière à l'es- prit, de la nature au génie, de l'inconscience à la cons- cience. Cette âme nous enveloppe, nous pénètre, vient éclore, pour ainsi dire, au fond de notre être comme parmi les diverses races et les divers peuples de l'hu- manité. C'est elle qui nous fait vivre, et penser, et agir; c'est elle qui vit, et pense, et agit en nous. Les lé- gendes, les mythes, les religions, l'art, la philosophie,

148 en sont l'expansion et comme l'épanouissement su- blime. « Car 1 ame est la partie divine, le foyer inspira- teur de l'homme. Et comme les hommes, les peuples ont uneàme. Qu'elle s'obscurcisse et s'éteigne, le peuple dégénère et meurt ; qu'elle s'allume et brille de toute sa lumière, et il accomplira sa mission dans le monde. Or, pour qu'un homme ou un peuple remplisse sa mis- sion, il faut que son àme arrive à la plénitude de sa conscience, à l'entière possession d'elle-même. » Et c'est ainsi que cet idéalisme, ou plus exactement en core ce spiritualisme évolutif, touche aux confins de la plus haute moralité.

Edouard Schuré s'est toujours dirigé par cette foi en 1 ame de l'univers. Il a cherché avec une religieuse ar deur les révélations de 1 ame en son être propre, dans la conscience ou le génie de l'humanité, et surtout dans l'intuition des héros mystiques, de ceux qu'il appelle les « grands initiés ». Chaque fois il a dit sa découverte avec le lyrisme des poètes et des prophètes. Oui, il y a du prophétisme en son œuvre. Les « petits critiques » ont bien pu le prétendre. Mais ce n'est point le pro- phétisme vide, aux sonorités retentissantes, de tels annonciateurs qui majestueusement profèrent des ora- cles sans pensée et des élévations sans fondement phi- losophique. C'est, au contraire, la parole généreuse d'un

149 inspiré qu'exalte le désir pieux de réveiller au fond des cœurs le culte multiple et divers de la Psyché éternelle, et dont l'inspiration est faite de tous les frémissements de vie intellectuelle ou religieuse surpris dans l'âme de l'humanité passée comme de l'humanité présente. Des livres tels que Mélidona, Y Histoire du Lied, les Grands Initiés, la Vie mystique, les Grandes Légendes de France, en même temps qu'ils sont, par leur richesse poétique, l'ampleur et la noblese des images, le mouvement, le rythme et l'ondulante éloquence, des chefs-d'œuvre de style, car M. Schuré est vraiment un des grands écrivains de ce temps, valent par la vigueur d'une pensée très personnelle, par l'abondance et la particu- larité, sinon la sûreté absolue de l'érudition, par une sorte de « voyance » enfin et de divination du symbo- lisme religieux.

Et il faut mettre à part le Drame musical, l'œuvre la plus durable d'Edouard Schuré. Car la théorie du drame, viont la donnée doit être prise dans la légende, dans le mythe religieux ou populaire, et qui doit s'exprimer à la fois par la poésie et par la musique, y est établie avec une telle pénétration critique, et avec une telle science historique, que ce n'est point exagérer, je crois, de compter cette œuvre parmi les monuments qui res- teront de l'esthétique contemporaine. Le génie de Richard

iso Wagner, surtout, y est analysé et jugé avec une clair- voyance a laquelle l'admiration de tous pour ce maître donne aujourd'hui triomphalement raison. Or, le livre date des 'temps de lutte ou il fallait quelque indépen- dance d'esprit, et même quelque courage de volonté, pour rendre seulement justice au maitre allemand. « M Schuré est le premier et le seul, a fort bien dit Henrv Bérenger. qui ait entièrement compris Wagner, parce qu'il l'a placé a son vrai rang dans l'histoire du théâtre. D avait pour y réussir la clef d'or inconnue aux autres je veux dire une conception de la vie et de 1 art qui concordait avec celle de Richard Wagneret le génie même de l'humanité. »

L'auteur du Drame musical a donc puissamment aide parmi nous l'influence du prodigieux créateur de Par- sïM. Comme cette influence fut de celles qui deU nèrent avec le plus d'intensité la rénovation idéal.ste et mystique. Edouard Schuré. pour son oeuvre propre- m'ent religieuse et pour ses travaux d'esthétique

fctre considéré comme l'un des plus grands Parm, *s maîtres de notre génération agitée de mysticisme, ha eu et il a restauré dans la concience d'une d-, plus sacrée des religions, la religt n de lin»

Jl

C'est, je crois, un méconnu que M. Teodor de Wy- zewa, et donc quelqu'un pour le moins attachant.

Vers 1886, il fit très sérieusement de la critique à la Revue Indépendante. On l'eût pris, à ses premières décla- rations, pour un parfait disciple de M. Brunetière, Comme au maître, il lui fallait une théorie préconçue, une « théorie de l'Art » au nom de laquelle ses juge- ments seraient portés. « Je dirai brièvement, annon- çait-il, ce qu'est, suivant moi, l'Art, quelles fins lui sont propres; puis j'analyserai les œuvres de certains ar- tistes pour y faire voir les preuves de ces théories. » Il sortait d'ailleurs des casemates universitaires. Tout cela menaçait ses contemporains d'un nouveau tenant

IÇ2

de la critique à sceptre ou à férule. Il n'en fut rien. Es- prit curieux, inquiet et mobile, le jeune écrivain tout aussitôt parut fort insoucieux des pédantesques tradi- tions d'école. Il exprima avec profusion, non sans con- fusion, à travers une bibliographie immense, des idées très personnelles, et il finit bien par jeter de ci de les éléments d'une « théorie de l'Art », mais sans avoir à cœur d'en faire la police de toute littérature.

C'était le temps l'on parlait avec tant de frénésie des « russes ». M. de Wyzewa est d'origine slave. Il connaît les langues slaves, de même que toutes les au- tres langues. Après M. de Vogué et Emile Hennequin, il voulut révéler les * russes ». Aux noms de Dos- toïewski et de Tolstoï il ajouta ceux de Gontcharov, de Mouravline, de Tchédrine, ayant l'air de dire que, puis- qu'il leur en fallait tant, les lecteurs de Georges Ohnet en auraient, des « russes » qu'on n'avait pas encore découverts.

Et il écrivit sur l'engouement des estimables cœurs du boulevard pour la nouvelle littérature une page de douce ironie : « Vers le même temps vivait, dans un train rapide entre Saint-Pétersbourg et Paris, un très délicat gentilhomme français, M. le vicomte îMelchior de Vogué. Il distrayait le chagrin du voyage en lisant quelques romans russes, lorsqu'il apprit la nouvelle

- 153 - disposition littéraire des cœurs parisiens. Alors il se- coua vivement, l'un contre l'autre, les deux volumes qu'il tenait. Dans un élan de philanthropie généreuse, il se promit de révéler à ses compatriotes la bonne venue d'une littérature suivant leur goût. Et comme il était excellemment lettré, comme il savait exercer une harmonieuse prose hautainement passionnée, tous lu- rent ses admirables études sur Tolstoï, Dostoïewsky, Tourguenew, dans la Revue des Deux-Mondes. Le vicomte de Vogué avait compris, je pense, le véritable désir in- conscient du public français, ce désir d'une vie psychi- que enfin restaurée; il avait compris que les romanciers russes valaient par leur attention au côté intime, mental de la vie. Mais il déclara surtout, pour séduire lésâmes parisiennes, que les romanciers russes s'attendrissaient sur leurs personnages. Alors l'enthousiasme surgit. Vingt ans le grand Tourguenew avait publié ses romans parmi nous, à notre portée, sans que nous ayons cessé de les dédaigner : désormais la collection de ses œuvres fut l'ornement de toute bibliothèque. Aux lecteurs qui, la veille, déclaraient trop longs lesromansdeMM.de Goncourt, on offrit les douze cents pages très denses de Guerre et Paix. Ils absorbèrent les douze cents pages, et les voici bouche ouverte, de nouveau. On leur offrit cinquante volumes de Tolstoï, on leur en promit cent

- 154 de Dostoïewsky : on leur donna des livres que les Rus- ses eux-mêmes ne connaissaient point. Ils accueil- laient, extasiés; ils auraient appris par cœur un al- manach Bottin de Saint-Pétersbourg, si on leur avait seulement persuadé que l'auteur se passionnait devant chacune des cent mille adresses. Et lorsque plusieurs éditeurs se mirent à publier, en même temps, le même ouvrage, nos boulevards résonnèrent de joyeuses con- clamations. w

Du moins le jeune critique distinguait très finement parmi les désordonnés transports de la mode, le carac- tère vrai du roman russse. qui est moins cette passion attendrie si souvent opposée à l'impassibilité littéraire de nos réalistes, que la clairvoyance positive, la restitu- tion des motifs mentaux expliquant les actes, l'analyse psychologique de la vie intérieure. Si M. de Vogué fui le poète annonciateur des « russes », si Emile Henne- quin fut leur méthodique et rigoureux analyste, c'est M. de Wyzewa qui précisa le mieux et le plus simple- ment l'élément utile que nos écrivains pouvaient tirer de l'œuvre de Dostoïewski et de Tolstoï. « Qu'ils dai- gnent apercevoir, disait-il. qu'ils ont une àme, et une àme nullement russe, mais normande, par exesnple, ou limousine. Alors Tolstoï, Gontcharov, les pourront aider un peu a dégager de leurs âmes les séries les plus

- *5$ - habituelles d'idées et d'émotions . » Se reconnaître une âme, en dégager la vie intérieure et projeter cette vie dans une œuvre sincère : c'est la grande loi des ro- manciers russes, et c'est leur grande leçon qu'il fallait proclamer. Mais ce culte de lame ne doit point aller jusqu'au mépris des sens et des perceptions sen- sibles. Un spiritualisme cartésien qui voudrait ne con- sidérer que la raison pure et l'activité rationnelle, sans souci de la sensibilité, de l'imagination, de la passion, ou encore un idéalisme qui se désintéresserait des faits pour n'en apercevoir que l'agencement harmo- nieux, l'ordre idéal, ce serait dans la littérature la des- truction de toute vitalité dramatique. La supériorité véritable des<> russes », de Tolstoï et Gontcharov, fut de tenter une création totale de la vie, ensemble ratio- nelle et sensible. Leurs héros ne sont point de mysti- ques fantômes; ils vivent, à ia fois âmes et corps; ils pensent, ils raisonnent, ils rêvent d'un idéal, mais aussi ils sentent et agissent. L'Art, avait dit Wagner, doit créer la Vie. Et c'est bien de la vie totale qu'il s'a- git, de l'entière vie humaine, par l'esprit et par les sens.

Cette théorie de l'Art qui crée la Vie, M. de Wy- zewa l'avait déjà exposée dans une étude sur Y Art Wa- gnèrien avec une abondance et une originalité de

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vues qui font de ces pages de début littéraire une oeuvre maîtresse.

Le monde nous vivons, et que nous croyons réel, est une création de notre esprit. Les choses extérieures sont uniquement nos idées. Quand nous voyons et en- tendons, nous créons en nous des apparences, nous créons la vie. Mais peu à peu, par l'habitude des mêmes créations, nous perdons conscience de notre puissance créatrice, et nous en venons à réaliser, à projeter au dehors nos rêves. Le monde extérieur est constitué; il asservit et limite notre xv moi v. La vie qui à chaque ins- tant se créait dans notre àme, pour notre joie, devient un chaos de choses nous engageons nos intérêts et où. par suite, nous trouvons la douleur. « Il faut donc la recréer. Il faut, au-dessus de ce monde des appa- rences habituelles profanées, bâtir le monde saint d'une meilleure vie : meilleure, parce que nous la pouvons créer volontairement et savoir que nous la créons. C'est la tache même de l'Art. »

Et Voilà bien, il me semble, l'une des thèses les plus ingénieuse.- par lesquelles l'on ait tenté de relier l'un à l'autre l'idéalisme philosophique et l'idéalisme litté- raire, la philosophie de Berkeley ou de Fichte et l'art de Wagner.

Mais par quoi se dirigera l'artiste dans cette recréa-

157 tion idéale de la Vie ? Ne risquera-t-il pas de se perdre en un monde de fantasmagoriques puérilités ? L'idéa- lisme est tout proche de l'hallucination mystique. L'au- teur de l'Art Wagner ien avait prévu le péril que par la suite les outrances et les divagations d'un mysticisme sans art, sans vie, rendirent plus sensible. Il voulut donc que l'Art, créateur de la Vie supérieure, en prit les élé- ments dans la vie habituelle, dans ce que nous appelons la Réalité. Car l'artiste, et ceux qui doivent entrer en communion avec la vie nouvelle qu'il crée, ne sauraient ériger vivante une œuvre en leurs âmes, si elle échappe aux conditions mêmes de leur habitude mentale et de leur perception ordinaire de la vie réelle. Ainsi donc à l'idéalisme doit s'ajouter une sorte de réalisme, par une conciliation dont le génie aura le pressentiment. Et il s'agit, comme on pense bien, « non point d'un réalisme transcrivant, sans autre but, les vaines apparences que nous croyons réelles; mais d'un réalisme artistique, arrachant ces apparences à la fausse réalité intéressée nous les percevons, pour les transporter dans la réa- lité meilleure d'une vie désintéressée. »

Or, notre âme crée en elle ce monde de représenta- tions que nous appelons l'univers et qui n'est que sa propre vie, par trois modes vitaux : la sensation, la no- tion et l'émotion. Tout d'abord elle sent, c'est-à-dire

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qu'elle éprouve une modification par les couleurs, les sonorités, les résistances, qui ne sont que des états in- térieurs de la conscience. Les arts plastiques, et, comme les résumant tous, la peinture, expriment ou, pour mieux dire, recréent les diverses sensations associées. Puis les sensations s'organisent par groupes séparés, abstraits de l'ensemble initial; elles se lient par une sorte d'empreinte commune que leur répétition laisse dans la conscience : la perception fréquente d'objets rouges fait que lame imagine le rouge. C'est la notion. L'àme pense, après avoir senti. Le mot fixe la notion. La littérature se constitue : c'est l'art des notions, l'art qui, par l'enchaînement des mots évocateurs. recrée les notions. Enfin un autre mode de vie intérieure se mêle aux deux autres. Les sensations et les notions deviennent imprécises dans une sorte de bouleverse- ment de lame. Leur rythme s'accélère et s'éperd. C'est un tourbillon confus de couleurs, de sonorités, et d'idées. Et un voile descend sur la conscience troublée. L'àme est parvenue à l'émotion. Traduire l'émotion par des mots précis serait la détruire en la décomposant. Elle peut seulement se suggérer. Le son musical est le moyen de cette suggestion. L'art de la musique est l'art qui, en la suggérant, recrée l'émotion.

Mais la vie totale est dans l'union intime de ces trois

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modes, et l'art suprême sera celui qui suggérera, qui recréera la vie totale par la réunion des diverses formes artistiques. Ce fut la tentative de Wagner, dans son drame musical. Et M. de Wyzewa croit entendre la voix aimée du Maitre, et qu'elle lui dit : « Tous les arts ont une fin commune ; tous ne valent que s'ils y travaillent. Littérateurs, comprenez l'effort de vos de- vanciers : ils ont employé leurs âmes à créer une meilleure vie; poursuivez leur tâche en créant la vie que peuvent concevoir vos âmes nouvelles ! J'ai tenté la création totale de la vie, par l'union des arts; mais les arts n'étaient point prêts; vous les préparerez. Vous ne dédaignerez aucun mode de la vie, parmi ceux dont est capable la littérature. La vie est un enchaînement d'idées sensibles et abstraites, se produisant l'une l'autre, et l'é -notions: vous permettrez à tous ces éléments d'en- trer dans votre œuvre, et vous rechercherez les signes spéciaux qui conviennent à chacun d'eux. Votre roman ne sera ni une description, ni une psychologie, ni une musique verbale : il sera vivant, par l'union de toutes ces formes. Alors, sur le fondement d'une littérature enfin constituée, la peinture et la musique pourront ajouter leurs modes vitaux; les artistes auront l'art; et la vie complète sera créée, par l'alliance de tous ses

i6o modes. » Cette littérature serait la littérature wagné- rienne.

On voit donc que la conception de M. de Wy/ewa. et ce n'est pas sans raison que nous avons fait le rapproche- ment de ces noms, va rejoindre les idées d'Edouard Schuré sur l'àme universelle qui anime la nature et l'humanité, et qui va de l'inconscient au conscient pour s'épanouir magnifiquement dans les légendes, les my- thes, les religions et l'art. L'auteur de Y Art Wagnerien et celui du Drame musical, par le culte du même maître, ont semblablement entrevu un principe mystérieux, la Vie ou l'Ame, d'où tout art doit procéder. Ils ont porté leurs regards plus loin et plus profond que ces vaines ap- parences que nous dénommons la réalité. Ils ont décou- vert et puissamment affirmé que l'artiste doit avoir une àme, et que l'art doit prendre ses éléments dans la vie de l'âme pour la recréer meilleure, plus belle. En élargis- sant ainsi le sens mystique de l'œuvre wagnérienne. dont nos bons * snobs » ont maintenant assuré la définitive influence, ils ont été parmi les premiers et les plus efficaces rénovateurs idéalistes.

Il est a peine besoin de faire remarquer que la * théo- rie de l'Art » de M. de Wyzewa est fondée sur une psy- chologie raffinée plus que sur une ferme et sévère méta- physique. L'affirmation vulgaire de la realité objective

- i6i - du monde extérieur et la critique superficielle de l'idéa- lisme absolu ne sont point malaisées. Us paraissent toujours nous conter de la philosophie, et rien que cela, ceux qui nient tout, hormis leur « moi ». Et pourtant il est bien vrai que psychologiquement, par un besoin de libération et de vie supérieure aux choses, 1 ame déli- cate des artistes, des rêveurs intellectuels, tend à se séparer le plus possible de la réalité inférieure et à en oublier, réfugiée dans la région sublime de la beauté et des rêves, la banalité, les laideurs, les tristesses. Pour- quoi même ne pas anéantir, par une négation orgueil- leuse, ce qui blesse la vie supérieure? Et le « moi » nie le monde des réalités. Il dit : « Seul vit le Moi; et seule est sa tâche éternelle : créer. » L'artiste crée donc ; il se fait un monde merveilleux tout peuplé de ses songes, et il ne croit plus qu'à ce monde de beauté qu'il porte en son esprit. Cet idéalisme, que l'on pourrait dire psychologique, est une attirance et une fatalité pour combien d'âmes !

M. de Wyzewa, du premier mouvement de son cœur, aima les « maîtres » le plus noblement idéalistes. Il eût les beaux délires de la jeunesse pour Stéphane Mal- larmé, pour Jules Laforgue, et surtout pour le grand et princier Villiersdel'Isle-Adam. Ceux-là étaient, suivant son mot, des « différents », qui ne s'asservissaient pas

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a la vie et à la pensée communes. Il les célébra par des pages riches, généreuses, passionnées, dont jamais plus il n'a retrouvé la clef d'or. La foi, l'ardente foi, des vingt-cinqans ! Ce qu'il leur reconnut avant tout, ce fut d'avoir élevé sur les hauteurs le temple de leur art, et de s'y être isolés, par delà nos vaines agitations, par delà même la gloire, pour faire leur œuvre créatrice de fictions idéales. Il alla jusqu'à voir en eux les artistes suprêmes qui créaient la vie totale par l'alliance, dans leur poésie symbolique ou leur prose rythmée et sonore, des trois formes de l'art, peinture, littérature et musique, v* Ah ! ce maudit besoin de comprendre, s'écriait-il, que nous portons aujourd'hui en touteschoses, et qui dévaste notre vie, corrompant a leur source nos seuls vrais plaisirs ! J'ai honte d'y avoir si longtemps cédé : il me semble maintenant qu'en voulant expliquer, traduire en d'abstraites idées les poèmes de M. Mallarmé, je les rabaissais à être de prestigieux rébus. Leur valeur est. en vérité, plus haute. Ils sont œuvre non de littérature, mais d'art. Ils s'adressent à notre sensibilité, par delà notre intelligence : et nous devons les prendre tels qu'ils se présentent a nous, et laisser qu'ils nous charment. Car leur poésie est avant tout une musique. » Il est vrai que, depuis, M. de Wyzewa a jugé que l'on est trop artiste et trop original en notrj temps, a réclamé

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la clarté simple, a placé M. Brunetière au premier rang de nos écrivains. Passons.

Car dès lors sa pensée s'ébranle et s'éparpille. Idéaliste encore par une continuation d'attitude, il abandonne le souci de l'art, tout en écrivant de ci et de sur la reli- gion de l'amour et de la beauté, et il fait servir l'idéa- lisme à une critique des prétentions de la science. Ou même, alors qu'une réaction libératrice se produit con- tre la science et sa domination oppressive, lui la nie, tout simplement.

Si, en effet, le monde n'est qu'un jeu de notre âme, la science ne peut être qu'une « fantaisie utile, un effort à coordonner, à refaire plus réelles les vaines ombres qui s'agitent pour nous décevoir sur les murs de notre caverne ». C'est la vérité qui manque le plus aux vé- rités qu'elle affirme. Que parle-t-on de son infaillibilité? Chaque jour des phénomènes contradictoires, de vrais miracles, infligent des démentis aux lois qu'elle avait établies. Non, elle n'est sûre de rien. La nature a des secrets qui n'intéressent qu'elle et qu'elle se refuse à nous révéler : c'est une curiosité étrange que celle qui nous pousse à les scruter sans cesse.

D'ailleurs, quels sont les bienfaits de ce que nous ap- pelons la Science ? Parvient-elle à faire un monde meil- leur ? Bien au contraire, elle multiplie les souffrances.

Le darwinisme, la lutte pour la vie, les fatalités hérédi- taires, les haines sociales : voilà ce qu'elle a jeté parmi les hommes. « Le monde est devenu presque inhabi- table, depuis cent ans que les lumières y sont répan- dues. »

Il faudrait donc supprimer la science, renoncer à toute intellectualité, à toute recherche du vrai, et s'anéantir dans une quiète contemplation du « moi ». Anatole France, et même un peu Renan ou Jules Lemaître, avaient indiqué cette paradoxale fin de l'esprit. « Aussi bien, nous a-t-on dit dans le Jardin d'Epicure en repre- nant des pensers anciens, est-ce faire un abus inique de l'intelligence que de l'employer à rechercher la vé- rité. » Avoir des sensations, intellectualiser ces sensa- tions vives, et c'est tout. Sur ce, M. Maurice Barrés passa, qui prit l'idée et instaura le fameux « culte du moi. »

Par bonheur, l'apôtre de Toula avait parlé. M. de Wyzewa se souvint qu'il est slave et qu'il s'était plu aux « russes t, jadis. Il les relut. Le mysticisme évan- gélique de Tolstoï le toucha. 11 se convertit à la pauvreté d'esprit, à la bonté et à l'amour. Valbert, des Contes chrétiens ( le Baptême de Jésus et les Disciples d'Emmaus ), tout récemment une traduction des Evangiles de Tolstoï.

- ,65- ont marqué l'avènement de M. de Wyzewa au tols- toïsme.

Valbert est le récit que nous fait de ses désenchante- ments un jeune homme déçu par l'amour. Qu'il ait aimé dans leur presque réalité les ombres voluptueuses de ses amies, ou qu'il ait purifié sa passion dans le souvenir ou le rêve, jamais il n'a pu être heureux. Mais il entend à Bayreuth l'Enchantement du Vendredi-Saint. La seule apparition de Parsifal a suffi pour transfigurer la nature. Les oiseaux, les arbres, les fleurs, mille chan- sons naïves célèbrent le héros. En lui et autour de lui s'épanouit l'amoureuse joie. Par quel miracle a-t-il dé- couvert le véritable amour, et conquis le bonheur dans l'amour PC'est qu'il s'est renoncé lui-même, qu'il est sorti de son « moi », qu'il a dédaigné de penser, pour trouver toute science dans la compassion. « Heureux est le niais, l'imbécile, mais qui a le cœur pur et qui trouve toute"science dans la compassion. » C'est la religion de la pitié de Tolstoï annoncée par la musique de Wagner.

Dans le Baptême de Jésus, un philosophe tente le Christ, et lui dit que les créatures n'existent pas, que les seules réalités sont en nous, créées par le pouvoir divin de la pensée, et qu'il sera Dieu, s'il reste en lui- même sans entendre la plainte des êtres. Le Christ repousse le philosophe du * culte du moi ». Malheur à

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ceux qui fuiront la douleur des hommes en se réfu- giant dans un rêve ils se croient dieux !

Et enfin les Disciples d'Emmaiïs sont un conte tout évangéiique la même idée est reprise. Sur le chemin d'Emmaùs,oudans l'aubergeen laquelle il rompit lepain, les disciples ne reconnurent pas le divin Maître. Mais tout à coup « ils virent que l'étranger s était affaissé sur son siège, exsangue, la bouche ouverte. Ils virent que ses pieds saignaient, aussi son flanc, percé comme d'un coup de flèche. Alors ils songèrent que pendant qu'ils s'enchantaient à l'écouter, il rendait, lui, ses dernières forces: et une angoisse les saisit. Ils oublièrent leur faim, ils oublièrent le vide de leur bourse, ils oublièrent tout ce qui n'était pas la misère de ce malheureux. Cléophas courut vers lui pour le ranimer, Siméon com- manda une ration de vin, et lui offrit son pain. L'étran- ger revint à lui : il prit le pain que lui tendait Siméon et le rompit, sous leurs regards pleins de pitié. Et comme c'était la première fois que les deux disciples regardaient leur compagnon de route en pensant à lui et non pas à eux-mêmes, pour la première fois ils le virent tel qu'il était. Et ils découvrirent alors que leur compagnon de route était Jésus, leur divin Seigneur, ressuscité du tombeau. »

Voir le Christ souffrant, et dans sa souffrance toute

- i67- la misère humaine, c'est par quoi donc conclut l'œuvre de M. de Wyzewa. Cela est bien significatif. Car, quelles que soient la portée philosophique et la valeur littéraire de cette œuvre, il est indéniable qu'elle représente l'évolution intellectuelle d'une génération qui est mon- tée du positivisme à l'idéalisme, de la science à l'évan- gile mystique de la pitié et de l'amour. Désormais, en reniant «l'ignorance agitée et dangereuse des savants », on cherche la paix dans» une ignorance plus tranquille, plus douce, tempérée par la foi et par la bonté ». Le maître russe a parlé, et il est toujours entendu. Si tout cela, Seigneur, était plus que de la littérature !

SIXIEME PARTIE

LE JEUNE IDÉALISME

Ils sont quelques chroniqueurs ou critiques, vieux d'esprit, lourds de pédanterie et d'insolence, dont c'est tout le métier d'observer les « jeunes », les idées et la lit- térature des « jeunes », et de dénoncer la faillite de la jeunesse littéraire. De ce métier ils se font un gagne- pain. Ils passent eux-mêmes, à force de déclarer que les autres ne sont rien, pour des maîtres. Ils ont leur petite gloire, les uns au boulevard les bourgeois vont s'ap- provisionner de philosophie et de critique, d'autres en ces salons à l'odeur de moisi d'antiques dames lisent d'antiques revues. Ils guettent les dîners qui les rappro- cheront de quelque académicien influent. Ils attendent l'Académie, et, pour commencer, se contentent des de-

172 - corations. Ce sont les « bourgeois de lettres » et les « petits critiques ».

Du moins leur dénigrement acharne a fini par per- suader le public qu'il y a, en effet, une jeunesse qui pense, loin du bruit, qui fait œuvre de lettres et d'art, et qui prépare par de vaillants efforts une rénovation profonde des esprits. Cette jeunesse a ses revues, ses livres. EHe écrit, parle, agit. Elle a une vie véritable.

C'est d'art pur qu'elle s'inquiète le plus souvent. Toutefois une élite, sans se désintéresser de l'art, a fran- chement, courageusement, abordé les grands problèmes de la vie morale, je ne voudrais point dire que ceux- sont des mvstiques, au sens l'on prend vul- gairement ce mot. ni même au sens que la littéra- ture de ces dix dernières années lui a imposé. Pour- tant je puis m'en référer à l'avis du plus distingué d'en- tre eux, M. Maurice Pujo, qui a écrit dans L'Art et la Vie : « 11 faudrait s'entendre sur le mot de mysticisme. On nous l'a souvent jeté. Si l'on appelle mjstiques. tous ceux qui ne se sont pas contentés des réalités qu'ils trouvaient autour d eux, et qui ont cherché derrière elles un sens plus profond et des synthèses supérieures, tous ceux, en un mot, qui ont lutté contre la nature pour dégager toutes les forces de lame : l'intelligence, la volonté, l'amour, alors il faut bien reconnaître que

~ 173 - non seulement tous les saints, mais tous les grands artistes, tous les inventeurs, tous les réformateurs, tous ces fous en désaccord avec leur milieu, qui ont créé des formes nouvelles de la vie, que tous ceux-là ont été des mystiques, et que c'est par eux que le monde a marché. »

D'un côté donc, les gens à leur aise dans la réalité présente, les satisfaits, les vulgaires à qui suffit la marche routinière des choses, les tenants de traditions vieillottes et de formules courantes ou classiques en littérature, en art, en morale, en sociologie, les faibles que dominent la nature et les circonstances, tous ceux qui arrêtent leur vision, par une médiocre sagesse, à l'horizon borné de ce qui est, sans souci de l'au-delà et du mieux, les réalistes enfin ; de l'autre, les in- quiets, les chercheurs, ceux qui ont le sens du mystère des choses et sans cesse veulent atteindre, par delà les apparences, une grandeur ou une beauté invisible, les rénovateurs aux aspirations puissantes, les pour- suivants d'inconnu, de nouveauté, d'idéal, les rêveurs d'un mieux intellectuel et moral, et, pour faire tenir en une désignation très large des tendances fort di- verses, les mystiques. Ceux-là, héritiers du naturalisme matérialiste, du positivisme scientifique, du dilet- tantisme, sont des « vieux » ; ceux-ci sont des

i?4 « jeunes », tenants enthousiastes de l'idéalisme mystique. Un grave débat se poursuit entre eux. Il faut en étudier les éléments et en exposer la suite. Ce sera faire l'histoire de l'effort toujours généreux, quelquefois in- génu, par lequel l'âme d'une génération nouvelle se libère de l'oppression étreignante de formules intellec- tuelles, littéraires, morales, sociales, désormais re- niées.

M. Maurice Pujo n'avait guère que ses vingt ans, quand il publia ses premiers articles dans une jeune revue, Y Art et la Vie, qui dès lors marqua fortement sa place parmi les plus sages et les plus féconds essais de renouvellement littéraire. Il prétendit, avec la belle foi de sa jeunesse, surmonter et dominer son époque, la juger en la pleine franchise de son âme, en établir la « liquidation », et, ce travail accompli, dégager son propre esprit pour l'affirmation de « l'idée qui était la sienne ». Une critique de la vie telle qu'elle s'offre à nous, une critique surtout des » limitations » qui nous retiennent loin de l'art véritable ou de la véritable vie morale et sociale ; puis la recherche des conditions de l'art et de la vie, c'est-à-dire de la manière dont nous

- i76- pouvons. parmi les choses, créer par l'esprit et vivre par l'âme : tel fut sa noble ambition.

Elle parut outrecuidante aux x< petits critiques ». Le jeune écrivain réunit ses études en un livre auquel il donna pour titre : le Règne de la Grâces C'est, disait-il, pour une harmonie les choses ne seront plus divi- sées dans leur principe, elles n'auront plus à lutter les unes contre les autres, mais elles prendront chacune leur place dans la vie esthétique, morale ou sociale, selon un rythme qui sera à la fois l'absolue justice, l'absolue liberté et l'absolue beauté, c'est pour cette conception que nous avons emprunté au grand Schiller, en lui donnant tout son sens, sa noble expres- sion : le Règne de la Grâce . » Et les >< petits critiques >> de s'exclamer, de trouver qu'ils ne doutent de rien, ces jeunes gens qui sortent de leur classe de philosophie. A leur sens, M. Pujo particulièrement avait toutes les audaces, toutes les fiertés, tous les dédains, toute l'as- surance naïve de son âge. Et après cela, quoi? Après avoir critiqué âprement et condamné les mœurs, les lois, la littérature, l'art, la vie entière de son temps, qu'apportait-il qui fût salutaire à un monde de déca- dence et qui pût tout régénérer ? Des aspirations obscures, une sentimentalité vague : mais rien de plus. L'humanité ne serait point changée pour si peu.

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Il est bien vrai que l'auteur du Règne de la Grâce, avec une juvénile indépendance qui s'élève souvent au mépris hautain et indigné, rejette le poids d'un servage humiliant sous lequel il lui avait semblé que des tra- ditions, des coutumes, des préjugés, un code de con- ventions hypocrites, courbent les générations succes- sives dès leur entrée dans la vie. Sa critique de nos mœurs est, dans son œuvre, d'une rigueur vengeresse. Sur l'éducation de collège, sur les vices et les bruta- lités de l'internat, sur l'oppression des formes reli- gieuses qui anéantissent la vraie religion, sur la dure et nécessaire lutte contre la nature ou contre l'humanité, sur l'amour, sur la condition faite à la femme, il a écrit des pages impitoyables.

Sa critique sociale n'est pas moins sévère. Les pou- voirs moraux lui paraissent perdus dans le nombre infini des médiocrités et des faiblesses. L'intelligence, la volonté, la vie, sont soumises aux majorités et subis- sent la loi fatale du plus fort. Tout l'ordre social est fondé sur la propriété et sur sa transmission par héri- tage. Mais la propriété n'est que la reconnaissance légale de la conquête de la terre et des instruments de travail, c'est-à-dire des sources mêmes de la vie des hommes, par quelques premiers occupants, les autres se trouvant ainsi « déshérités » et condamnés '?■. devenir

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les esclaves des premiers. La transmission des biens par héritage est dms le fond immorale, puisque le souci de gagner et de laisser une fortune détourne les parents de la vie de famille, de La tâche éducatrice, et puisque la fortune, laissée par dot, corrompt le mariage en substituant à l'amour qui unit un calcul d'intérêts qui associe, ou bien, laissée par succession, rend inu- tile pour les enfants, donc impossible, la force morale, en supprimant le travail, l'effort, le développement personnel. A ce vice de son principe et de son organisa- tion s'ajoutent, pour mettre la société en un imminent péril, la loi féroce de concurrence, le déchaînement de toutes les convoitises d'une démocratie terre à terre et l'accaparement capitaliste. Au nom seul de la moralité, notre état social est digne des condamnations les plus violentes.

Et enfin, la littérature, l'art, sont morts, morts « de la lassitude et de l'impuissance des âmes ». Le natura- lisme a longtemps régné sur nous, désenchantant du rêve, « cette fleur du romantisme », les meilleurs esprits,, et les forçant à dédaigner « ce qui l'avait fait fleurir : la fraîcheur du sentiment et cette jeunesse de l'inspiration qui est la poésie même ». Plus de vie in- térieure qui palpite en l'âme de l'artiste. Plus d'aspira- tions qu'il cherche à réaliser dans son œuvre. Plus de

- i79 sentiments qu'il sente le besoin d'extérioriser, et d'ex- primer par une forme visible. Mais seulement la vérité, l'exactitude dans la copie d'un modèle. De la photographie et du reportage l'on n'abandonne rien de soi-même. Nul ne se souvient que « si la vie ne se confond pas avec l'art, elle en est du moins la condi- tion nécessaire ».

L'art est mort, et la science règne avec ses analyses fragmentantes qui brisent l'unité et l'homogénéité de l'âme, éparpillent le regard sur le détail des choses et rendent impossible la communion avec la nature. « Aux grandes époques, les grandes œuvres s'étaient trouvées produites spontanément par le génie d'âmes simples avant tout, dont l'unité et l'homogénéité, reflé- tées dans la production, n'étaient pas dues à la com- position artificielle d'éléments divers. La diversité n'existe que dans la matière, dans l'objet ; il y a un sujet, une âme vive et profonde, il y a cette simpli- cité que le mot synthèse ne suffit pas à exprimer : l'âme est simple comme l'absolu. L'acte esthétique devant exprimer précisément ce que l'âme a de plus intime et de plus profond, le sentiment est donc un acte plus que synthétique par excellence, et la méthode d'analyse qui est celle de la science est la plus opposée à celle de l'art. >> Ceux qui, devant le morcellement de la nature, ont

iSo pourtant gardé le culte et la nostalgie de l'art, sont tout juste parvenus à la plastique du parnassisme, à une fa- brication byzantine de mosaïques habilement compo- sées des débris de l'observation réelle et des morceaux du grand rêve romantique.

Les Vigny, les Maurice de Guérin, les Barbey d'Aure- villy et les Villiers de l'Isle-Adam, contredits par leur temps et isolés, n'ont point été des maîtres ; ils n'ont point imposé leur large et synthétique vision de l'uni- vers. D'autres, par un pressentiment plus précis de l'évolution actuelle, ont été des indicateurs ou même des précurseurs de la rénovation idéaliste : ce sont les Baudelaire, les Verlaine, ies Mallarmé. Mais ceux-là en- core, combien n'ont-ils pas été « limités » par d'anciennes formules, d'anciennes méthodes et manières de voir ! Mallarmé lui-même, dont le grand mérite fut d'éprou- ver l'inquiétude du mystère des choses, de leur au-delà psychique, alors que chacun se complaisait dans leur éclat extérieur, accepte pour point de départ le souci de la forme, des mots, des images, du rythme, et croit qu'on peut s'élever de la forme à l'idée, en remontant pour ainsi dire le sens de la nature.

Que voilà bien, en effet, une critique ou, comme dit M. Maurice Pujo, une « liquidation » vaste et auda- cieuse. Le premier mouvement d'humeur des « petits

- i8i - critiques » devait être de la réprouver au nom de la modestie. Cette sorte de gens est tellement d'école et sans pensée personnelle. La chose apprise, le passé, la tradition, la formule toute morte, sont l'unique fonds qu'elle possède, incapable par elle-même de créer et d'acquérir. Elle prend le monde tel qu'il est, les idées telles qu'elles sont, et elle prendrait cela autrement, s'il en était autrement. Risquer des tentatives héroïques de rénovation intellectuelle et morale sous le regard des « petits critiques », c'est déranger leur sagesse moyenne et conservatrice. Un jeune surtout produit sur eux un effet d'ahurissement, si, au lieu de redire servilement l'humble leçon de rhétorique et de philosophie qu'eux- mêmes récitèrent, il se permet de penser avec liberté, dût-il penser quelque peu à l'aventure.

Mais l'intérêt précisément d'une œuvre telle que le Règne de la Grâce est que nous y sentions, affranchie de tout préjugé, clairvoyante et courageuse, l'impres- sion d'un jeune écrivain qui sait voir et juger, à son départ pour la vie. Quelle prétention extraordinaire^ peut-il, y avoir, pour celui qui doit traverser le monde intellectuel, à ne point être saisi, enchaîné, dominé du premier coup par la vulgarité des idées répandues, et à défendre son esprit des soumissions trop commodes r Qu'ils se trompent, les jeunes; qu'en reniant le passé ils

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ne créent point le présent : n'est point l'affaire. C'est, du moins, par la sincérité de leur jugement et la fran- chise de leur critique que l'éveil est donné contre une duperie étrange de systèmes philosophiques, sociologi- ques, littéraires, à laquelle l'humanité aime s'asservir d'âge en âge. C'est par leur révolte que les esprits se délivrent ; c'est par leurs aspirations indépendantes que le progrès est rendu possible.

Certaines vérités essentielles, immuables, éternelles, composent le fond de la raison et de la conscience hu- maine. Celles-là, il serait téméraire de les ébranler avec précipitation, sans mesure. Mais quelles sont-elles, et quel est leur nombre ? A la limite de leur cercle infran- gile commencent les vérités relatives à un temps, à un milieu, et que l'esprit des hommes transforme par une évolution constante. On se récria un jour contre tel po- liticien qui avait parlé de ses « opinions successives ». Dans l'ordre intellectuel et moral, la fidélité passive, purement réceptive, aux idées d'école, d"église, de parti, ûe classe ou d'académie, c'est l'immobilité et c'est la mort ; les « opinions successives » sont vraiment, pour l'humanité comme pour chaque homme, la condition de la marche au progrès. Une race seraittrès près de déchoir dans la stérile inertie, si elle n'avait que des sages vieillis et une jeunesse moutonnière, point agitatrice.

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Or, on demande a cette jeunesse, dont la présomption fait sourire, de trancher aussitôt, puisque la voilà dé- daigneuse de toutes les solutions tranquillement admises, les graves problèmes qui sont d'à présent et de toujours. Ce que des générations antérieures ont cherché pendant des siècles, il faudrait que quelques jeunes gens le trouvent sur l'heure. On ne les tient pas quittes à moins.

D'abord, ils y ont tâché par un effort qui a vite dépassé la philosophie à courte vue dont se conten- taient leurs dénigreurs. C'est vers un Christ et un Evangile rajeunis que M. Maurice Pujo s'est tourné, après avoir dénoncé l'impuissance de toute humaine sagesse à nous fournir une raison de vivre et à donner un sens à la vie. « Dieu, s'écrie-t-il en des paroles sorties de son âme, est avant tout le Créateur, c'est-à- dire l'artiste suprême, et c'est à lui qu'il faut remonter aujourd'hui. Voici que les temps sont changés. Ce n'est plus sur l'Acropole que nous irons prier aujourd'hui. Nous t'avons enfin retrouvé, toi que nous avions si longtemps cherché malgré les dogmes des religions et des sciences, malgré les barrières de toutes sortes qui nous séparaient de toi. Tu as vaincu l'oppression des choses, et ta lumière, qui remonte plus pure à nos yeux voilés, les éclaire d'un jour nouveau. Comme

184 nous allons t'aimer, maintenant que nous ne te crai- gnons plus ! »

Au Christ aussi, Tolstoï avait eu recours, mais en le concevant plutôt comme le Dieu de pitié et d'amour, le Dieu des humbles, que comme le créateur et l'ar- tiste. 11 y a dans le sentiment religieux de nos jeunes écrivains plus d'aristocratie, et une aristocratie qu'on pourrait dire esthétique.

C'est par une recherche du beau que se dirige, se for- tifie, se complète leur recherche du bien. Ils croient à une 0 aristie de l'âme ». à une beauté et à une bonté profondes, que la nature intérieure ou extérieure tend sans cesse à écraser. Éternel conflit de la dualité qui est en notre être, et aussi de 1 ame et des choses. Ce fond, cette part la meilleure et la plus réelle de nous-mêmes, cette âme, comme ils disent enfin, il faut l'avoir. Il faut l'avoir bien à nous, la posséder par une maîtrise de notre volonté, en réveiller les énergies intimes, la développer et la façonner en beauté, la créer en quelque manière par un sublime effort. Il faut librement, dans une unité har- monieuse, élever et agrandir toutes nos facultés : intel- ligence, volonté, amour.

Les intellectuels, les cérébraux, parce qu'ils savent ou croient savoir, ont renié l'art et la vie, les expan- sions simples du cœur. Les sensuels ont réduit l'émo-

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tion et l'amour à l'étroit égoïsme des jouissances. Aux jeunes hommes d'aujourd'hui, aux héros nouveaux, de rétablir l'harmonie de l'individualité par un dévelop- pement libre et généreux de toutes les puissances qui la constituent. Par ils seront « artistes », au plus noble sens du mot. Ils se rapprocheront de Dieu, créateur, artiste, acte pur. Ils feront en eux, au-dessus de la foule et au-dessus des choses qu'ils soumettront à leur vo- lonté, le « règne de la grâce ».

Pour l'accomplissement de cette œuvre de la mora- lité la plus haute, ils ne compteront plus sur la vertu de tel dogmatisme religieux ou philosophique, de telle formule qui porterait en elle je ne sais quel sortilège, de la « lettre » enfin, mais seulement sur « l'esprit », sur une force du dedans, sur l'élan des aspirations vers un idéal toujours entrevu par qui ne ferme pas les yeux, sur l'amour, et sur le naturels vouloir vivre» de l'âme. « 11 est parfaitement stérile, écrivait un jour M. Maurice Pujo, de se demander si oui ou non nous avons une âme. Nous ne nous en découvrirons jamais en cherchant ainsi. Mais nous la sentirons de façon indubitable, le jour nous aurons eu le courage d'en avoir une. Car l'âme n'est pas une chose donnée à chacun indistincte- ment. Ceux qui ont livré leur vie au désordre du monde extérieur n'en ont jamais eu, non plus que ceux qui se

186 sont imaginé pouvoir la garder au milieu de convic- tions reçues qui ne sont que des habitudes, comme une fleur séchée dans un livre de prières. N'ont une âme que ceux qui l'ont conquise eux-mêmes et gardée par un effort incessant. Et cette âme n'est pas une illusion, un fantôme du raisonnement; elle est la vivante, la seule réalité. »

Quant à la vie sociale, c'est sans utopie qu'on pour- rait en prévoir du même coup la réforme. Un plus grand souci de moralité amènerait à supprimer la propriété ca- pitaliste. Dès lors, l'homme qui voudrait vivre n'aurait pas d'autre recours que le travail, l'effort personnel. Le travail serait toujours possible, sur une terre libre, par l'inaliénabilité absolue de ses instruments. Dans la liberté et en dehors de toute réglementation socialiste, les diverses facultés ou aptitudes, essentiellement iné- gales, auraient leur emploi logique. La loi de concur- rence disparaîtrait du jour les hommes n'auraient plus à s'arracher, par des accaparements injustes et im- moraux, les moyens d'existence. S'il devait, malgré tou:> les rêves humanitaires, rester encore des ferts et des faibles, ceux-là animeraient ceux-ci de leur vitalité, au lieu de les vouer à l'écrasement et à la mort. Et, en ce faisant, ils obéiraient à la loi de générosité et d'expan- sion, qui serait devenue celle de leur nature moralisée.

- i87- L'Homme libre, a condition qu'il soit moral, sur la Terre libre, c'est-à-dire non accaparée : voilà l'idéal.

La littérature enfin, et l'art. Ah ! comme M. Maurice Pujo fait cette fois, à nos ouvriers de lettres, à nos écri- vains et critiques de métier, à nos « truqueurs » bien formés, bien « normalisés », qui traînent tous et par- tout la même friperie de métaphores, à nos industriels classiques, la plus rude et la plus noble leçon ! L'art est dans le sujet : il est ce sujet lui-même qui s'exprime. On ne fait pas l'art du dehors; il se fait spontanément et du dedans. Si vous voulez qu'un cri de joie ou de douleur trouve en moi un écho, n'allez pas m'en décrire scrupuleusement les causes physiologiques, psychologi- ques, métaphysiques; cela me remuerait autant que si vous m'en comptiez les vibrations. Poussez-le seulement, ce cri, avec toute votre joie, toute votre douleur, toute votre àme : soyez sûr que je l'entendrai. Il me souvient qu'un ancien a dit cela quelque part : Si vis meflcre... Et ce sentiment, et cette àme, il faut que la sympathie du lecteur la suive dans toutes les sinuosités du style; car le style, c'est le symbole par excellence, l'expres- sion directe délaie intérieure. Seuls, ceux qui possèdent cette vie possèdent un style; un style l'auteur n'est pas tout entier, n'est qu'un jeu d'enfant. Si, pour les grands génies eux-mêmes, il est difficile d'écrire, c'est

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qu'il est difficile aussi d être soi-même. 11 n'y a de style que lorsqu'une personnalité est enfin créée, et alors, puisque nous sommes avec les classiques, il faut encore répéter un vieux mot : « Le style, c'est l'homme. »

Vie intérieure et personnalité, conditions de l'art. En vérité, quelle rapide transformation s'est faite dans les esprits, si la jeunesse d'à présent peut proclamer une théorie qui est bien-la plus radicale protestation contre les errements des naturalistes, des parnassiens et des di- lettantes, hier encore maîtres incontestés ! Les « petits critiques » nous font douter d'eux-mêmes, quand ils déclarent cela négligeable.

Et il y a les autres, quelques épais fantaisistes du journalisme, dont tout l'esprit est à rabâcher les gros mots d'un « rapinisme » quinquagénaire. Ceux-là, de temps en temps, demandent, narquois avec application, des nouvelles de 1' « Ame » aux « écrivains de l'àme », aux « artistes de Lame », aux s< peintres de l'àme », aux sx penseurs de l'àme ft Ils vont s'en prendre au bon M. de Vogué en personne, le rendant responsable d'idées et de sentiments le digne académicien n'a rien à voir. Mais donc, pourquoi, si ce n'est par habi- tude, ceux-là s'occupent-ils de ce qu'ils ne connaissent pas ? L' « Ame » n'est point leur affaire.

Quelle que soit l'œuvre littéraire à venir de l'auteur

. 1S9 du Règne de la Grâce, et le vigoureux, le sévère ta- lent, autant que l'élévation de cœur dont témoigne son livre de début, justifie les plus larges espérances, le mérite lui sera reconnu par tous d'avoir suscité, parmi la génération qui monte à la vie, le goût de l'idéalisme, de la pensée sérieuse, de l'art pénétré d'humanité et de vie, des problèmes intéressant la conscience, de la vo- lonté réfléchie et de l'effort moral. Il a crié à des âmes fraternelles : « Voilà bientôt un demi-siècle que le monde est en friche; il y a beau temps que les mois- sons sont coupées et nos greniers vont s'épuiser. Ne trouvez-vous pas qu'il serait temps d'y retourner pour y semer, afin . qu'il se couvre de nouveau et de fleurs et de fruits ? »

Son appel a été entendu, et déjà les semeurs vont aux champs.

H

11 serait aisé, je crois, de marquer à travers la pensée de M. Maurice Pujo l'influence de quelques jeunes mai' très de l'Université, de M. Bergson, par exemple, et surtout de M. Gabriel Séailles. Pourtant, ce «jeune » a célébré en tels termes la « jeunesse libre », qu'on ne saurait lui attribuer un maître véritable.

Et ainsi en est-il autour de lui. Dans ce groupe de l 'Art et la Vie, qui rédige la revue de ce nom, et dont il est l'âme et le centre, chacun garde l'entière indépendance de son esprit. Des tendances pareilles, toutes sponta- nées et sans nulle empreinte de servage intellectuel, constituent l'unité et une sorte d'âme commune. L'in- téressant est, précisément, que tout ce que tentent

ÎQI pour la rénovation idéaliste les écrivains ou les artistes de Y Art et la Vie soit effort libre de jeunesse, et que la liberté paraisse dans la diversité. Firmin Roz, Edouard Fuster, Gabriel Trarieux, Henri de Régnier, André Bel- lessort, Eugène Hollande, Lucien Le Foyer, Maurice Tissier, Gustave Soulier, Fernand Weyl, ^\bel Pelle- tier, affirment des individualités très nettes et des ta- lents forts distincts.

Dans l'ordre des idées morales, quelques autres ont exprimé une conscience nouvelle et profondément ob- servée. M. Pierre Lasserre, en de très pénétrantes pages de son livre sur la Crise cbiétienne, a indiqué comment ceux de sa génération, longtemps persuadés de l'anti- nomie de la pensée et de l'action, de l'intellectualité et de la vie morale, en viennent à croire qu' « il n'est de philosophie forte et profonde, que celle qui sauvegarde le devoir et sanctionne l'effort ». Sans parti pris, il a dégagé les germes et les possibilités de vrai christia- nisme qui sont impliqués dans la poussée morale de ce temps.

Il s'agit, bien entendu, d'un christianisme moral. Car M. Pierre Lasserre admet une manière de croyance qui tend à l'action et détermine les règles de la raison pra- tique plus que les règles de la raison pure. « La croyance ne suppose nullement un dogme, une vérité objective.

Croire, ce n'est pas adhérer à une évidence logique, mais trouver en soi des raisons désintéressées d'agir. La croyance n'est pas de même nature que l'action. Du jour le raisonnement peut s'en emparer, lui donner une formule exacte, argumenter pour ou contre elle, elle est bien près mourir. »

Il faut vivre : voilà l'impérieuse nécessité qui met aussitôt un terme à toute subtilité dogmatique. Qu'im- porte, en somme, ce que nous pensons, savons ou croyons par des tourments contradictoires de notre es- prit? C'est d'action, de moralité, de vie, que nous devons nous inquiéter.

Et ainsi l'auteur de la Crise chrétienne représente bien, encore qu'il fasse souvent ressortir leurs inconséquences, l'état dame de ceux qu'on a appelés les « néo-chrétiens », et qui s'élèvent jusqu'à la croyance morale de l'Evangile sans pouvoir se résigner à la croyance dogmatique du christianisme historique ou de l'Eglise.

M. Louis Tauxier, dans une étude sur les Saints, ré- cemment publiée par Y Art et la Vie, disait de même : « La foi, est-ce l'adhésion à la lettre morte, à des véri- tés qui vous sont indifférentes et que vous ne compre- nez pas ? Ou n'est-ce pas plutôt la sincérité de l'effort moral ? N'est-ce pas en effet la confiance en Dieu, c'est-à- dire en la vertu du renoncement, et n'est-ce pas la

- i93 - confiance absolue qu'il y a un Bien-Effort qui vous élève, un Mal-Làcheté qui vous abaisse, et qu'il faut choisir entre les deux?» L'œuvre, un peu éparse encore, de M. Louis Tauxier révèle l'un des esprits le plus cultivés, le plus hardiment rénovateurs, le plus sym- pathiques d'entre cette jeunesse qui fait revivre l'idéa- lisme moral et en annonce l'évangile. Ses déclarations ont donc la valeur d'une profession de foi en laquelle volontiers, par la grande confiance qu'inspirent son talent et son cœur, beaucoup d'autres de son groupe reconnaîtraient leurs propres convictions.

Que si cette glorification de l'énergie, de l'effort mo- ral, jusqu'à prétendre soutenir la vie par la seule foi en la volonté, devait paraître à quelques-uns une outrance d'individualisme, il y aurait à citer Solidaires, le beau livre de Ch. Recolin. C'est une philosophie de la soli- darité, que l'écrivain conçoit comme « une nouvelle adaptation de la morale, bien appropriée à la géné- rosité de jeunes esprits, et seule capable de remplacer les vieilles formules toujours entachées d'utilitarisme, auxquelles ils se plient si diciffilement ».

Edouard Schuré, dont nous avons dit le poétique et religieux idéalisme, ainsi que le noble talent, et M. Ga- briel Tarde, l'auteur des Lois de V Imitation et de la " Logique sociale, apportent parfois à Y Art et la Vie le

194 concours d'une pensée vraiment neuve, vraiment trans- formatrice.

C'est enfin M. Gabriel Sarrazin qui aide ses amis par l'exaltation chantante de son àme invariable- ment fidèle à l'idéal et a l'art le plus pur, le plus élevé.

Il y a dix ans, alors que tout écrivain s'abaissait à l'étroite discipline du naturalisme ou s'efforçait a la rigueur et à la sécheresse scientifiques, Gabriel Sarra- zin ne renonça point sa passion d'idéalité et de rêve. 11 s'échappa de notre littérature étouffante. Il se réfugia dans le génie de^ poètes anglais : des Shelley, des Coleridge, des Tennyson, des Browning, des Rossetti. II étudia leurs œuvres avec un amour comme prophé- tique, notant à chaque poème ou sonnet, comme il a dit, « la préoccupation de l'au-delà, le sens du mystère, l'adoration gravé de la nature et de Dieu, la mysticité de l'amour : bref, la haute vie intérieure sous toutes îs formes, les joies et douleurs sublimes de lame. 1 epouvantement sacré de la créature humaine debout en face de la destinée individuelle *et universelle, l'effroi de la durée minuscule de chaque être et de chaque âge dans la durée sans fin. le frisson devant l'incompréhen- sible éternité du monde traversée par l'éclair doulou- reux des jours ; oui, tout cela qui s'enveloppait d'une mélancolie immense, mais presque toujours vaillante.

- i95 - relevée par le sentiment du devoir pour le devoir et de l'effort pour l'effort ».

Et tout cela passa dans sa critique qui ne fut pas seulement, à la façon de cet âge de science rigide, une œuvre d'analyse et d'intelligence, mais une œuvre d'émotion, d'art, de sensibilité. La Renaissance de la Poésie anglaise, ouvrage contemporain, au reste, des Essais de Psychologie de Paul Bourget, contribua puis- samment à ranimer dans notre littérature, alourdie d'un matérialisme vulgaire, l'élan du jeune idéalisme, non moins peut-être que les études d'Emile Hennequin et de M. de Vogué sur les « russes ».

Depuis, M. Gabriel Sarrazin a pu suivre l'évolution idéa- liste qu'il prévoyait et annonçait alors, et juger que la littérature nouvelle n'avait pas cru en vain, selon une formule qu'il cite quelque part, à une « progression continue dans le développement de la conscience : ce qui constitue la civilisation ».

A ce réveil de la foi idéaliste "et de la conscience il a travaillé lui-même, ayant publie encore la Montée et les Mémoires d'un Centaure. Ce sont des œuvres d'art écrites avec une poétique splendeur de style, mais qui, toutes pénétrées par la mélancolie douce des rêves panthéistes et par les mystiques ardeurs d'un culte re- ligieux pour l'âme universelle, rendent témoignage

190 d'une inspiration supérieure. L'œuvre de beauté est œuvre de bien ; l'œuvre d'art est œuvre de vie.

Par la multiplicité même de ces tendances et de ces libres recherches, on reconnaît quel large mouvement d'idées peut mener, quelques aînés aidant, sans d'ail- leurs prétendre à une direction quelconque, le jeune groupe de l'Art et la Vie. L'harmonie plus que la cohé- sion, l'entente plus que la discipline, l'esprit de bien- veillante indépendance plus que l'esprit de coterie, et, pour terme commun, l'idéal tel que chacun l'entend et le sent plus qu'il ne le définit avec une stricte exacti- tude : voilà sa force.

III

Pourtant, à côté de M. Maurice Pujo et par une belle rivalité de pensée novatrice, un autre « jeune », M. Henry Bérenger, a marqué plus profondément dans la théorie idéaliste de l'Art et la Vie, l'influence de sa personnalité intellectuelle.

C'était au temps M. Lavisse déclarait que « mys- térieuse aux autres et à elle-même », la jeunesse intel- lectuelle était un « objet de curiosité », qu'elle avait « ses observateurs, ses critiques et déjà sa légende ». Car, disait-il, « le bruit se répand qu'elle est quelque peu théosophe, voire même thaumaturge : d'où l'inquiétude des libéraux et des voltairiens ». Et lui-même, ayant

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voulu savoir ce qu'il en était au juste du secret de la génération de 1890, écrivait : « Il est très vrai, comme l'a dit récemment M. Anatole France, que la jeunesse n'est plus voltairienne. La raison en est très simple. Les négations et l'ironie ont été naturellement entraî- nées dans la ruine des affirmations d'autrefois. Même, comme elles ont continué de faire grand bruit, après qu'elles eurent terminé l'œuvre des destructions néces- saires ; comme elles se sont employées à dessécher les sources de la vie morale ; comme elles ont fait gaie- ment cette besogne triste, elles sont aujourd'hui détes- tées, au moins autant que sont dédaignées les affirma- tions, reconnues vides, des doctrinaires en philosophie et en politique. De vient qu'une partie delà jeunesse, la moindre, il est vrai, et même une minorité petite, se groupe en rangs serrés autour de l'Eglise. Une autre partie, petite encore, demande à l'Église de se renou- veler, selon le précepte de Confucius que citait M. de Vogué. Une autre enfin, plus considérable, cherche un 41 au-delà » dans la science, dans la politique et la démo- cratie, sans savoir ce qu'il est, sachant seulement qu'il est et qu'il y faut tendre. Si bien qu'une des marques de la jeunesse d'aujourd'hui, (j'entends de celle qui pense, car il se trouve dans chaque génération une masse molle, et le plus grand nombre, toujours et partout, est

- 199 troupeau), une des marques, disais-je, est la nostalgie du divin. »

Cela était admirablement vu. Or, M. Henry Bérenger, qui fit alors des conférences singulièrement significati- ves à l'Association des étudiants, récemment fondée, et qui en devint le président, parut représenter le mieux le complexe état d'esprit de la jeunesse des écoles en 1890. L'un de ses premiers articles, que publia Y Univer- sité de Paris f bulletin de l'Association), sur la Jeunesse intellectuelle et le Roman français contemporain, fut si- gnalé par M. Lavisse comme indiquant bien la rupture définitive de la génération nouvelle avec le pessimisme et le dilettantisme, ainsi que son goût pour l'action, pour une œuvre quelconque dont elle serait l'ouvrière. Et aussitôt, dans trois livres pleins d'idées et qui té- moignent presque trop visiblement d'une grave ré- flexion philosophique, l'Ame moderne, l'Effort, l'Aris- tocratie intellectuelle, il exposa son système moral et social avec une foi passionnée, une volonté de con- vaincre, ou même un parti pris, par quoi se révéla l'é- crivain de tempérament.

« Une génération s'élève, disait-il aux premières pages de l'Effort, grandie dans la douleur et dans l'ef- fort, une génération lamartinienne, que le spectacle des hontes publiques soulève et que la conscience des

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misères intérieures agite sans l'incliner au désespoir. Elle se fortifie dans la certitude que l'action est insépa- rable de l'amour. Elle se prépare aux jours il faudra parler et créer. » L'action inséparable de l'amour et ins- pirée par l'amour, l'affirmation publique des paroles de vie intérieure, la création d'oeuvres de l'esprit et d'œu- vres de l'âme, c'est ce que les personnages de son roman, prêcheurs d'une thèse plus qu'acteurs d'un drame, veulent opposer à « cet irrésistible agent de mort psychique qui est spécial à notre époque et qu'il faut se résigner à nommer du nom barbare d'intellec- tualisme ». Notre monde intellectuel s'est perverti par l'abus de l'esprit critique et de l'analyse, par le tour- ment de savoir, qui annihile les facultés de vouloir et d'aimer, par cette impassibilité farouche, qui dans la vie ne voit que le spectacle de la vie, et dans les sentiments ne cherche que les idées des sentiments. L'effort est le salut contre ce mal étrange, mais l'effort dirigé par le sentiment et les plus pures aspirations de la cons- cience.

Qu'était-ce à dire ? La formule morale de l'auteur de YEffort sembla bien confuse, bien lâche, à quelques es- prits très rangés et précis qui limitent leur sagesse aux courtes clartés de catéchisme ou de manuel philosophi- que. L'effort pour l'effort, l'action, l'amour : ce n'était

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guère qu'un naïf mysticisme. M. de Vogué avait dit : « Croyons, croyons ! » sans nous faire savoir à quoi il fallait croire. M. Henry Bérenger criait à son tour : « Aimons, agissons ! » sans définir ce que nous devions aimer et faire. Point de fondement religieux, philoso- phique, ou seulement scientifique, à une si fragile théo- rie du devoir. m

Et une fois de plus, la question se posait de la morale sans dogmes, de la morale sans construction métaphy- sique ou scientifique, de la morale par la seule loi que nous portons en nous et qui brille au fond des cœurs comme le ciel étoile brille au-dessus de nos tètes, de la morale par les seules aspirations de la conscience et par le seul « vouloir-vivre » de l'âme.

Question insoluble peut-être : car il s'y mêle toujours, dès qu'on la discute, un élément fort complexe de subjec- tivité. Pour tels esprits de théologiens, de casuistcs, de philosophes dogmatiques et de dialecticiens, tout senti- ment ou vouloir moral est non avenu, qui ne se motive pas logiquement par un article de credo, par une donnée rationnelle, par un impératif de l'intelligence, par un argument en forme. Mais d'autres, pour l'avoir senti, pour en avoir eu à de certaines minutes la claire intui- tion par la conscience, savent qu'il est un amour naturel du bien et que la volonté, mue par son impulsion tout

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comme elle le serait par les plus solides raisons de la dialectique morale, accomplit un acte moralement bon. Ceux-ci d'ailleurs, s'il s'agit de fixer l'origine et la sanc- tion des principes de moralité dont l'ensemble constitue notre conscience ou notre âme morale, ne rejettent de parti pris, ni l'explication religieuse, ni l'explication du dogmatisme philosophique. Simplement, ayant vu l'hu- manité anxieuse de vivre et livrée pour l'instant aux incertitudes, aux contradictions intellectuelles, ils lui disent pour suffire à la nécessité présente : « Ecoute la parole intérieure de ton âme : avant de croire ou de sa- voir, il faut aimer. » Les doctrinaires peuvent appeler cela une morale mystique, sans force d'obligation ni de sanction, et sourire de dédain : ce serait peine perdue de tenter de leur faire sentir ce qui doit se sentir et qu'ils ne sentent pas. Mais l'humanité continue sa marche, vivant de sens moral plus que de doctrines et de raisonnements.

Il y a un danger dans la morale de sentiment. Elle confine à je ne sais quel vague et nonchalant quiétisme. Tel qui se complaît en sa droite et pure conscience, ris- que souvent de se contenter d'aspirations, de désirs, de velléités, et de demeurer en deçà de l'effort et de l'acte volontaire que l'idée d'obligation lui eût imposés. M. Henry Bérenger a justement prévenu l'objection,

- 203 - quand il a tant insisté, dans ses divers livres, sur la va- leur morale de l'effort en lui-même, sur la nécessité de joindre au sentiment l'action réelle, à la pensée l'action. « Ce sera le plus grand honneur de notre génération, écrivait-il récemment, d'avoir protesté contre cet infâme divorce de la pensée et de l'action, et d'avoir osé restau- rer, dans le pur diamant de son unité, la religion de la vie intérieure. » Son admiration va aux grands roman- tiques, à Chateaubriand, à Lamartine surtout, qui pro- clamèrent « la nécessaire conquête de 1 ame sur les cho- ses, la nécessaire révolte de l'être intérieur contre la nature, contre la société et contre le destin. » Il les voit comme des statues de l'homme complet, âme et corps, pensée et action, poésie et politique, et d'eux seuls il se réclamerait, parce que « eux seuls ont eu cette reli- gion héroïque de l'âme, qui nous agite et nous ins- pire ».

Il devait encore être objecté contre de pareilles théo- ries, qu'elles ne sont que de très distinguées élévations morales pour une élite, et point une règle suffisante pour le peuple qui n'entend que les préceptes absolus. Dans son dernier livre, l'Aristocratie intellectuelle, M. Henry Bérenger a donc expliqué le rôle qui convien- drait à une aristocratie idéale, aux meilleurs d'un pays de se placer entre la conscience supérieure et l'âme de

204 la multitude, et, à la lumière de cette conscience, de diriger cette multitude vers le terme de ses destinées. Des lettrés, des artistes, des savants, des représentants de l'Université et de l'Église, formeraient l'aristocratie intellectuelle qui aurait à susciter un grand mouvement d'idéalisme social. « Subordonner dans l'action comme dans l'art les faits aux idées et les idées aux sentiments, substituer l'émotion au sens critique, se pénétrer des grands mouvements de notre société pour les concilier dans l'action d'abord et les magnifier ensuite par la beauté, imprimer enfin à toutes les formes de la vie un caractère esthétique, ne sont-ce pas les tendances directrices de cet idéalisme ? » Le sentiment religieux n'en serait pas exclu, en tant qu'il est « la conscience du mystère de la vie et de la misère de l'homme ». Et le jeune écrivain, après beaucoup d'autres, demande à l'Église de se modifier, de ployer son enseignement autoritaire et rigoureux, de l'adapter à des besoins nou- veaux, d'être enfin la grande missionnaire de la soli- darité religieuse entre les humains.

Je sais bien que pour force gens d'esprit rassis, qui ne sauraient concevoir le monde autrement que sou- tenu par l'armature hiérarchique, administrative, con- ventionnelle, tout cela est pures chimères et littérature. Ils s'enquièrent tout de suite, ceux-là, du vote par le-

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quel serait élue cette aristocratie, de la façon dont elle paraderait, et de ce qui pourrait la faire distinguer d'une académie. Renan n'avait-il pas déjà fait cette originale trouvaille ?

Mais M. Henry Bérenger nous parle tout simplement de ce qui existe. Une aristocratie intellectuelle se cons- titue toujours d'elle-même, par la sélection des aptitudes et des forces morales, dans un pays de liberté. Plus ou moins active, plus ou moins apparente, son influence s'exerce toujours à travers les démocraties. Elle ne se désigne pas par un vote, et ne traîne pas ostensiblement les insignes d'un mandarinat quelconque. Elle agit a l'intérieur, sur des esprits qu'elle éduque peu à peu, et par la seule vertu de ce qu'on appellerait les « idées- forces ». 11 reste à grouper mieux, à fortifier les éléments qui la composent, à leur donner une plus nette cons- cience de leur rôle et de leurs devoirs, et à les pousser à une action plus intense. Ce serait, en somme, rappeler aux dirigeants intellectuels la mission sociale qu'ils ont délaissée par dégoût de la basse démocratie, et que n'ont pas manqué d'usurper, de tourner à leur profit, les politiciens et les financiers. Ce serait, aux aristocraties instituées et qui s'immobilisent, se pétrifient dans des traditions inutiles, signifier que des générations nou- velles réclament un enseignement nouveau. Voilà,

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certes, des soucis dont Renan et ses sages se fussent bien gardés.

On voit maintenant comment se complète, en s'élar- gissant, la théorie morale de M. Henry Bérenger. L'ef- fort ne doit pas être limité à l'individu et tendre au seul accroissement de notre personnalité, mais promou- voir le développement moral de l'humanité tout en- tière, devenir social.

Et c'est une jeunesse intellectuelle qui prêche cette parole de vie, créant ainsi l'avenir ! veillent donc es vieux consuls?

FIN DE LA PREMIERE SERIE

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BIBUOTHECA

TABLE

Introduction 3

Les Précurseurs 9

A la Recherche du Mysticisme 35

A travers les Chapelles mystiques ^7

Croyants ou Crédules 89

Mysticisme épars 131

Le jeune Idéalisme 169

ACHEVE D IMPRIMER

le douze novembre mil huit cent quatre-vingt-seize

PAR L'IMPRIMERIE DU

MERCVRE DE FRANCE

LUCIEN MARPON

17, rue Friant, 17 PARIS

La Bibliothèque Université d'Ottawa

Échéance

Celui qui rapporte un volume après la dernière date timbrée ci-dessous devra payer une amende de dix sous, plus cinq sous pour chaque jour de retard.

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